recto #01 | On s’y croirait
Le Moderne ne paie pas de mine. En façade ses lettres, néons rouges clignotants au hasard. Ses tables brinquebalantes sur le trottoir. Alignées au cordeau. Quelques chaises passeront de main en main quand il y aura foule. C’est jeudi. Il faudra sortir celles rangées à l’intérieur. Elles détonneront dans leur ajustement de formica vert pomme. Qu’importe. Elles feront l’affaire. Ce soir c’est fête. Personne ne prêtera attention à leur mise vintage. Non, ce qui attire tel un aimant, on le devine derrière la baie qui tient lieu de vitrine, superbe dans son armature métallique princière, clinquant, pin-up tatouée sur le boîtier, insolent de prestance (ne lui manquent guère que la banane, les lunettes noires et le peigne dans lemailot), c’est lui, le roi des rois : le flipper. Il ne faut pas croire, on n’en trouve plus beaucoup dans les cafés de la ville. C’est une espère en voie de disparition. Vieille noblesse. Celui-là a ses fidèles. D’authentiques déménageurs. Gilets de cuir. Biceps customisés. A coups de genoux, ils le bousculent pour contraindre la boule qui n’en fait qu’à sa tête. La machine ne bronche pas. Elle vaque. Lâche ses coups de pistons. Comment la pinte de bière posée sur la borne résiste-t-elle à un tel remue-ménage ? La vie dans les bars de quartier reste jalouse de ses mystères.
Après l’apéritif au milieu d’un brouhaha vaguement musical, accolades, bises, rigolades et blagues de potaches, il a fallu gravir les cinq étages du 109. L’immeuble est cossu. Belle bête qui en impose. Escalier de bois. Fragrance de cire d’abeille. Prière d’essuyer ses chaussures merci, c’est écrit sur la première contremarche. L’appartement s’ouvre sur une agréable pièce à vivre avec son coin repas, chaises et table design, belles plantes, étagères couleur ébène où livres et bibelots miment la geste affable des aristocrates. Nous sommes au salon. Canapé. Fauteuils. Ancien établi du grand-père, royal, transformé en meuble hi-fi. Des vinyles à la pelle. Vue sur la cour intérieure. Chants d’oiseaux. Le charme est partout. Sur les murs, photographies, lithographies, peintures. Aux photophores est abandonnée l’ambiance oblique et langoureuse des lumières tardives. On s’y croirait.
A quai. Alignés comme de bons petits soldats droits dans leurs bottes métalliques, prêts à ferrailler en vitesse, aux ordres du sifflet. Museau au ras du sol. Trépignant d’impatience. Deux cocards de boxeurs visiblement venus pour en découdre. Pluie. Vent. Neige. Tempête. Ils sont dressés pour déjouer les pièges. Tenir tête aux aléas. Le tout en sifflotant sur des airs noblement électriques. Face à eux, la piétaille en désordre, regards hâves rivés sur les panneaux électroniques, valises comme autant d’armes au pied, transpiration sous les aisselles, sandwiches pleurant leur mayonnaise, en attente du signal. Ce sera B, C, 19 ou 21 selon le hall. Cependant, la troupe qui débarque dans leur dos s’avance, bouscule, désoriente, c’est la ruée, on dirait une bataille que dérange l’histoire, ne se passe pas du tout comme prévu, Grouchy retardé pour cause de régulation du trafic et c’est panique, débandade, défaite. Dernières illusions perdues sur le rail.
verso #01 | Dans la torpeur du soir
Ils ont fait comme d’habitude, traversé la salle en saluant quelques têtes connues avant de rejoindre la table qui, ce soir-là, leur était réservée. Trois couverts. Vous êtes ici chez vous, annonce le serveur, faussement solennel. Il plaisante. Il faut dire que c’est un peu comme s’ils avaient ici leurs ronds de serviette. Clins d’yeux complices. Un apéritif peut-être ? sachant très bien que ce peut-être est déjà de trop. Un apéritif donc. Suze tonic pour l’un. Eté oblige, ce sera pour l’autre rosé glace des côtes méditerranéennes. Le troisième, fidèle à sa pinte de bière blonde. Les goûts ont quelque chose d’inaltérable. Tu sais, je ne comprends plus rien à la vie. La table voisine médite. La Suze ? Pour moi. Il lève le doigt comme à l’école, tout sourire. Bien sûr. Le serveur a réponse à tout, c’est pour cela qu’il est serveur. Et le rosé pour monsieur. Un brin « aristo », il insiste en mimant une révérence : mon-sieur. Il marque chaque syllabe. Taquin. On est au vaudeville. A côté, la conversation roule au risque de la crevaison. Arrive heureusement la suite. La pièce du boucher ? Ils font place au must de la carte. Entre eux trois, c’est un rituel. Coups de fourchette et vieilles histoires que l’on se raconte comme pour se rassurer sur le fait que rien ne dure. En terrasse, les amants s’embrassent, pleurent ou s’évaporent. On devine quelques murmures dans la torpeur du soir.
Merci Serge pour ces textes. J’aime tout particulièrement le VERSO, et ce rapport au temps qu’elle installe, entre rituel-habitude-temps cyclique-et-donc-qui-ne bouge-pas, et temps qui file, notamment avec cette fin « Entre eux trois, c’est un rituel. Coups de fourchette et vieilles histoires que l’on se raconte comme pour se rassurer sur le fait que rien ne dure. En terrasse, les amants s’embrassent, pleurent ou s’évaporent. On devine quelques murmures dans la torpeur du soir. » Dans tous ces textes tu as l’art de peupler et d’animer les lieux !Le lieu devient parfois même personnage !
Merci Emilie je ne m’étais jamais vraiment rendu compte de cela : que le lieu parfois devient personnage. Ta lecture m’incite à creuser davantage dans cette direction. Cool ! On continue !
« on s’y croirait », je dirais en s’y voit, on entend… merci pour ce texte !
Merci Serge j’ai particulièrement apprécié : « Coups de fourchette et vieilles histoires que l’on se raconte comme pour se rassurer sur le fait que rien ne dure. En terrasse, les amants s’embrassent, pleurent ou s’évaporent. On devine quelques murmures dans la torpeur du soir. »