RECTO
Un samedi soir d’été caniculaire. Une station balnéaire. Un ancien village de pêcheurs transformé en lieu de villégiature par les bourgeois (commerçants, propriétaires viticoles) de la sous-préfecture voisine, dans les années 20, avec apparition des premières villas de bord de mer (cossues, imposantes, avec leur nom en façade, mon bijou, villa Maurice, l’Horizon), puis d’immeubles, dans les années 70, et même d’un tour d’une trentaine d’étages avant que la mairie, la région, qui sait, ne mette le holà. La tour est toujours là, les immeubles se sont multipliés, rapprochés, élevés, au point que la tour ne tient plus lieu de phare pour guider les piétons égarés. Un samedi soir donc. Près du port. Du premier port. Celui de plaisance. Des bateaux rangés au bord de l’Orb se balancent, voiles repliées, sièges et gouvernail recouverts de housses. Il est 23h, l’heure où l’on commence à respirer légèrement, amplement. Deux amies rentrent chez elles. J’imagine après s’être promenées sur le front de mer. Elles marchent sur le quai, longent les bateaux, le fleuve, en bavardant. Jupe longue, manches longues, cheveux camouflés sous un voile, pour l’une, short, nus-pieds et t-shirt, pour l’autre. Deux amies, deux mères probablement, deux voisines peut-être.
En bord de mer, l’été, s’installent les fêtes foraines. Les foires, dit-on ici. Sur une dalle de béton, des gens amassés boivent, dansent, tandis que, sur l’estrade, des projecteurs éclairent par intermittence, de rouge, jaune ou bleu, le chanteur et ses trois choristes. Se mêlent les musiques des manèges, les cris de peur et de frisson des enfants qu’un bras mécanique secoue dans les airs, et sans doute le bruit des vagues tout proche, mais indistinct, recouvert par les bruits artificiels, et les milliers de paroles qui s’échangent sans que nul ne les retranscrive, ne les conserve. Où vont-elles ces paroles? Deux jeunes filles avancent d’une marche triomphale. Elles pourraient fouler le tapis rouge sous le crépitement des flashes de photographes agglutinés. Dans leur tête peut-être, Eddy Mitchell chante Couleur menthe à l’eau. Conquérantes. Santiags aux pieds, shorts en jean effrangés, courts, jambes fines et longues, et dans le dos une longue chevelure en cascade. Elles avancent, la démarche vive, de celle du cow-boy ou du shérif, ou de la starlette sur la Croisette, enfin quoi d’une démarche qui vise à impressionner, d’une démarche pour autrui, de celle qui dit j’arrive, c’est moi, poussez-vous, j’existe, je vis, elles avancent comme on troue l’espace, elles sont deux, deux à porter shorts et santiags et cheveux longs, et jeunesse, et force, et un garçon à leur côté que j’imagine sans hésitation n’être l’amoureux ni de l’une ni de l’autre, ils sont trois, mais elles devant, elles qui entraînent le groupe, leur entrée en scène elles l’ont préparée dans la salle de bains sans doute, devant leur miroir, longuement, savamment. En passant devant elles, je peux voir leurs visages, quelconques, assez ingrats, les traits grossiers. Autour d’elles, autour de nous, des machines à sous, des stands de pêche aux canards, des familles de touristes, la cacophonie des musiques des différents manèges. Les vacances viennent de commencer.
Sur une plateforme métallique, circulaire, tourne inlassablement un tourniquet regorgeant de cadeaux. Et passent et repassent sous leur nez mini enceinte, téléphone portable, paire de lunettes, peluche, cartes Pokémon, maillot de foot, écouteurs. A portée de main. Dans les mains, des cerceaux en plastique. Par dizaine, on les achète. Il suffit de lancer le cerceau autour de l’objet convoité pour le posséder. Les cerceaux volent, et sont prestement enlevés par le forain. Voiture-balai. On lance, il ramasse, on lance, il ramasse. Il faut un certain temps, quelques cerceaux lancés, quelques euros dépensés, pour comprendre l’entourloupe, regarder l’obstacle, ces parallélépipèdes qui sont les véritables traitres, ceux contre lesquels le cerceau butte systématiquement quand il faudrait les enserrer. Un client rouspète, met en doute la faisabilité de la prouesse. Je pense à Rousseau, à son « Malheur à qui n’a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède.» Peut-être faudrait-il afficher ça près de la caisse.
VERSO
Le restaurant donne sur le port. Depuis la salle aux baies vitrées grand ouvertes, on aperçoit les bateaux à quai, « le mien, c’est celui avec la housse beige sur le siège », le boulodrome, et plus loin la scène couverte, les lampions de la fête foraine, des centaines de loupiotes roses, vertes et bleues. De grandes tables de bois brut, des banquettes en bois, de confortables coussins à épais tissu bleu indigo, « tu les reconnais? », sur les murs recouverts de planches grossièrement équarries, des photos sépia de baigneurs en maillot 1900 et bonnets à fleurs pour les baigneuses. On peut voir ce qu’était le village avant l’apparition des immeubles, avant la bétonisation, avant les fêtes foraines et la kyrielle de bars et restaurants, de marchands de glaces, maillots et colifichets, de tatoueurs et de poissons rongeurs de peau de pieds. Sur les murs encore, des photos de Brigitte Bardot, jeune, des fagots de bois flotté. Sur les tables, des carafes en forme de poissons, « l’année dernière, on en avait de quatre couleurs.» Quelques tables restent vides. « cette canicule, ça refroidit la clientèle ». Une clientèle âgée, aisée. De celle qui ne mange pas sur les chaises pliantes et tréteaux installés sur la place.
..Belle description des jeunes » conquérantes » qui ont préparé leur sortie dans la salle de bains…avant d’aller à la fête foraine! Merci !
Merci Ève pour ton passage.