#rectoverso #02 | Routes croisées/routes perdues

Recto

à ce stade de la nuit, je rentrerais bien tout de suite chez moi, là. Mais évidemment tributaire de Léa, ses envies, ses amours, son mec. Ils passent leur temps à s’embrasser depuis qu’il est arrivé au bar. Il a posé son vélo, nous a salués et ne s’est plus décollé de Léa. C’est mignon et chiant à la fois. C’est trop. Ninon prétend que je suis jalouse, c’est faux. Mais c’est peut-être la canicule, sale petite chienne qui me porte sur les nerfs. Je tapote sur la table mon index autour de chaque doigt, main largement écartée, comme on fait avec un couteau, en allant de plus en plus vite, sauf que je ne risque pas de m’embrocher. Vu mon état d’épuisement, c’est ce qui se produirait si c‘était avec une lame. Je l‘imagine bien affûtée entaillant ma chair, rougie, sanguinolente. J’imagine les autres inquiets. Ils voudraient aller aux urgences. Je dirais non, non, pas besoin. Il suffirait que je rentre chez moi, ma mère mettrait un pansement. Alors, elle serait bien obligée de quitter son mec pour me raccompagner. Allez dans dix minutes, je lui dis que je n’en peux plus.

à ce stade de la nuit, je respire mieux, dans l’air pourtant moite mais le vent levé pousse vers moi un souffle léger, salutaire, soulève la densité et l’épaisseur chaude, l’éloigne, alors je me risque sur le pas de la porte pour voir un peu qui passe, si le voisin tire encore sec sur la laisse de son chien, si le bar-tabac du coin est animé mais il semble mort, je parie qu’il y a les trois vieux habitués et c’est tout. Je regarde les deux nanas court vêtues, probablement des étudiantes. Des filles tout droit sorties de ma jeunesse, de mes souvenirs comme d’une pochette surprise. Celles-là se dirigent vers le parking. Elles n’habitent pas le centre ville, peut-être les quartiers ou plus loin encore. Et moi je les regarde s’éloigner, seul sur le pas de la porte, à fumer mon petit bédo, tout seul.

à ce stade de la nuit, je ne sais plus si j’ai bien fait de me remettre avec Matt. Ça fait deux fois qu’on casse, deux fois qu’on se remet ensemble. Pourtant quand on sort à plusieurs c’est top. C’est quand on est en tête à tête que ça se gâte. Et je voyais bien que Cha nous regardait de travers. Elle a dit qu’elle était crevée mais j’ai senti de la désapprobation de sa part. Je suis sûre qu’elle voit d’un mauvais œil que je me remette avec Matt. Rien à voir avec de la jalousie, je le sais. Ninon se plante total. Je le sais parce qu’elle est amoureuse de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’on ne connaît pas, un genre de relation secrète. Si ça se trouve c’est un mec marié. Ou une nana mariée. Cha est tellement mystérieuse quand il s’agit de sa vie privée qu’on imagine facilement tout et n’importe quoi. J’ai tout imaginé mais finalement, je m’en fiche, c’est mon amie. On y est presque. A cette heure-ci le parking est désert mais c’est bien éclairé, on a l’habitude. On n’a pas peur, presque pas. On joue à se faire peur. Des fois je me demande si c’est comme crier au loup.

à ce stade de la nuit, j’aime traîner encore un peu entre les hauts murs d’enceinte, voir les automobilistes quitter le parking. Les deux nénettes qui viennent d’y entrer, je parie qu’elles en sortent dans dix minutes maxi. Je me demande bien dans quoi je vais les voir débouler. Une mini rutilante, une vieille Peugeot décatie, genre 205, ou alors elles ont un parent friqué et elles roulent dans une Kia toute neuve, une hybdride, je parie. Quand je pense à ma caisse toujours garée dans cette décharge à ciel ouverte, ça fait bien 5 ans déjà ! Elle doit être morte maintenant. Je n’ai pas plus de fric aujourd’hui qu’à l’époque où je l’ai abandonnée. Je me demande si des plantes l’ont colonisée, je la verrais bien avec du lierre grimpé dessus ou de la vigne vierge, ce serait beau, ce serait une œuvre d’art. J’y connais rien mais je suis sûr qu’un truc pareil pourrait s’exposer. Si ça se trouve ça rapporterait même. Quand on voit ce qu’on voit. On se laisse tellement facilement enfumer. Ah, les voilà. Firefly, c’est quoi cette marque ?

à ce stade de la nuit, j’aimerais pouvoir dormir. J’aimerais fermer l’œil et sombrer, ne plus penser à rien. Au lieu de ça, je reste plantée devant ma fenêtre devant la voie rapide à regarder les voitures passer. Même à cette heure avancée, il y a encore de la circulation. Il y a encore des gens qui aiment, qui vivent. Des gens qui vont quelque part, d’autres qui sont attendus. Les envier ne changera pas ma vie mais imaginer d’autres existences remplit la mienne. C’est ce qu’on appelle vivre par procuration.

à ce stade de la nuit, j’espère un sms, un mail, un appel. Rien ne vient et j’attends. Avec lui, je ne fais que ça attendre. On avait rendez-vous sur l’aire de Nîmes-Marguerite. J’avais pris un blablacar exprès. Il devait venir me chercher. Nous devions partir en week-end. Il n’est pas là. Il n’est pas venu et n’a pas envoyé de message. Il m’a ghosté. Putain, comment j’ai pu croire qu’il viendrait ?J’ai envoyé trente messages en une heure et rien, pas un mot, aucun signe de vie. Je suis là comme une conne sur une aire d’autoroute où je vais probablement passer la nuit, à zoner dans l’espace de service. J’attendrai la fin de la nuit pour réserver un blablacar si j’en trouve un. Je l’attendrai sans doute une partie de la matinée voire plus. Ou alors je pourrais faire du stop. Quelle dose d’inconscience ou de confiance faut-il avoir pour réussir à sauter le pas. Et peut-être d’abord combattre la timidité qui me tenaille et me paralyse. Pourquoi est-ce que je me fais toujours avoir comme ça ?

à ce stade de la nuit, je devrais déjà être arrivé à l’aire d’autoroute. Comment peut-on à la fois crever et faire tomber son téléphone dans le fossé ? Mais quel con ! C’est pas possible autant de malchance et de maladresse. Paraît que quand ça commence comme ça, on est bon pour une troisième tuile. La loi des séries. En plus, ça fait au moins deux heures qu’elle poireaute. Et dire que je ne peux pas la joindre, au milieu de nulle part, en pleine campagne, je n’y vois rien, je n’ai pas le led du tel. Elle va me faire la gueule, c’est sûr. Double peine. Ou triple. La loi des séries.

à ce stade de la nuit, je n’ai rien à perdre. Ni rien à gagner à partir. Tailler la route. Prendre le large. Je me suis pris un café sur cette aire d’autoroute plutôt fréquentée, ça sent les débuts de départ en vacances. Les gens vont et viennent, toilettes, achat de dernière minute, chips-sandwiches-bonbecs, une boisson et repartent. Personne ne reste sur une aire d’autoroute à cette heure-ci. Sauf cette fille. C’est étrange cette fille toute seule, avec sa valise, qui a l’air d’attendre quelqu’un. Ou rien. Va savoir, les gens, on ne sait jamais ce qu’il peut leur jaillir dans le crâne. Je lui trouve un air triste. Ou furax. Ou abattue. Ou tout ça à la fois. Je suis à deux doigts d’aller la voir, de lui proposer de l’emmener, la raccompagner mais j’ai peur qu’elle se méprenne sur mes intentions. J’essaie de ne pas la fixer, je détourne mon regard, je sais qu’il peut mettre mal à l’aise, je n’ai pas envie qu’elle s’imagine que je la détaille, que je la déshabille, jamais de la vie. Si elle savait…

à ce stade de la nuit, j’espère toujours que quelque chose va se passer, de bien ou de mal, mais quelque chose dans ma vie morne, trop vide, un trou noir qui absorbe tout. Quoi que je fasse pour la remplir. Puits sans fond. A quoi bon se poser des questions sur l’espace, le temps, l’appartenance à un milieu, une inexistence inachevée mais parfaitement achevable. Je n’ai pas ce courage-là. Je n’ai que celui de tourner en rond entre moi et moi, circulation parfaitement circulaire, même sur cette grande ligne droite en pleine campagne. La seule chose que j’aurais à craindre serait de percuter un animal sauvage, un sanglier par exemple. Et tout ce que je risquerais c’est un peu de tôle froissée, un pare-choc ou des portières défoncées. Et une bête morte par ma faute. Ou pire, blessée et agonisante. Je ne saurais pas l’achever. Je n’en aurais pas la force. Je ne sais même pas si j’en aurais la capacité physique. Non, ne pas penser à ça, juste continuer à m’enfoncer dans le noir, les cyprès dorés de lumière sur le bas-côté, fossés à perte de vue à droite, vignes à gauche, à peine visibles dans l’obscurité. J’accélère pour sentir, vitres ouvertes, l’air me fouetter le visage. Cette façon de se sentir vivant.

Verso

Il est mort depuis plusieurs semaines et c’est une rétrospective complète. La plupart de ses longs-métrages sont diffusés à l’Utopia Manutention. Ce soir, c’est particulier, un metteur en scène nourri par le travail de David Lynch qu’il admire, anime la séance avant et après la projection. Je suis curieuse et enthousiaste. Cet échange, la discussion menée avec les autres spectateurs, le partage de nos impressions, de notre admiration. J’ai surtout hâte de voir ce film que je n’ai vu sur grand écran qu’à sa sortie. J’ai une certaine fébrilité comme pour un rendez-vous amoureux, et la main moite sur le volant. Sortie d’autoroute-voie rapide-berges du Rhône-parking. Je préfère me garer loin et profiter de la nuit qui suit, dans le silence froid de la ville pour prolonger le mystère, l’ambiance onirique, cette impression d’étrange et d’effroi, entretenir le frisson le long des remparts désertés, ressentir ce petit pincement de peur.
Devant la salle, il y a la queue, je ne suis pas la seule à rendre hommage mais il y a aussi des curieux, des jeunes gens qui ne connaissent pas vraiment son œuvre, qui viennent pour découvrir. J’ai un ticket d’avance, ça va vite, j’entre rapidement dans la salle, je m’assieds en plein milieu, je veux ressentir l’énergie de tout côté. A droite et à gauche, deux trentenaires, dont l’un semble très bien connaître, avoir déjà vu le film. Je ne sais pas pourquoi, j’en suis reconaissante, en connivence et je me sens mieux respirer. La salle se remplit peu à peu, elle sera quasi pleine, tous âges confondus. La présentation du film est succincte pour ne pas déflorer, garder intacte la découverte, la magie du film (quelques jours après, deux étudiants en cinéma présenteront le deuxième de la trilogie « Hollywood » et replaceront l’auteur et le film dans son contexte historique et politique, à l’avant-garde d’un pré-me-too hollywoodien mais c’est une autre histoire).
La salle plongée dans la pénombre, je me laisse couler dans le générique de début, cette route perdue, sans fin, cette route d’insomnie, nuit noire et seulement la lumière des phares pour éclairer la ligne jaune discontinue et avaler les kilomètres. La route indéfinie, hypnotique, et la voix envoûtante de Bowie. Juste ça et je suis partie, envolée, ailleurs. Je connais le film par cœur mais c’est comme si je le voyais pour la première fois. D’imperceptibles détails invisibles sur petit écran me sautent aux yeux, c’est un aiguillon qui me pique, un secret révélé. Subjuguée, je bois, je me gorge, je suis une éponge où s’impriment les émotions, prise à la gorge, au ventre, jusqu’aux pores ouverts de la peau. La musique y entre, le sound design du réalisateur me fusille à chaque fois et ses images me transperce, le noir surtout, profond comme un Soulages. Je flotte dans l’ineffable, je me laisse porter dans la folie douce et ténébreuse à la fois. Saisie.
Quand la lumière revient, il nous faut à tous un temps de silence avant de parler du film. Au début j’en suis incapable. Muette, j’écoute, encore habitée par la puissance et l’atmosphère lynchiennes. Ce n’est que presque à la fin que je trouve au bout de ma langue le frétillement de mots indispensables. Après, j’échange encore seule à seul avec le metteur en scène avant de sortir de la salle. Puis, je m’éloigne rapidement pour humer la nuit qui me capture. Le froid me gifle , je ressens pleinement les sensations, porosité tactile, à vif, le corps imbibé de brouillard, je marche lentement. Le noir m’enveloppe et je choisis les ruelles les plus sombres pour regagner la rue de la Carreterie et la sortie des remparts. Je veux me maintenir encore un peu dans le trouble. Sur le parking, les lumières jaunes font danser les feuillages des platanes. Je ne croise personne. Dans la voiture, je réfrène mon envie de rouler à tombeaux ouverts mais je me passe en boucle I’m deranged. Le cœur accélère avec la voiture, ne se calme pas et les nerfs vibrent et tressaillent plus fort sur la voie d’accès de l’autoroute, rien dans l’organisme ne décélère et la nuit pénètre plus loin en moi, jusqu’à la sortie, le village, la rue, le garage, l’escalier, le lit où perdure l’impression tenace, l’image brouillée du rêve où j’espère me fondre.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

5 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | Routes croisées/routes perdues”

  1. C’est un véritable road losing game
    la ballade des perdus
    les nerfs à l’affût où tout guette et attend
    la beauté des choses en vain, des choses suspendues sans avenir
    nous sommes les spectateurs d’un grand film noir

  2. Impressionnante, la nuit… et la référence ou la métaphore animale (la chienne, le chien, le loup, le sanglier…) qui accroche au milieu de ce monde urbain, automobile. Bravo.

  3. cette première partie fait déjà comme un roman, avec chacune de ses voix dans sa nuit et ce qui pourrait les relier, rendre la nuit commune ? moi à la lecture j’ai eu envie d’imaginer le pire qui pouvait relier chaque fragment, et les personnages entre eux, il y a comme un crescendo d’intensité à exploiter!!!

    Et merci dans le Verso pour Lynch, et pour finir toujours de nuit sur les routes

  4. La circulation, les croisements, la multiplicité des voix, la ville en creux c’est très réussi, ça ne vous lâche pas comme une insomnie

  5. … en parfait accord avec ces commentaires ….et ce mouvement des corps, des paysages, qui donne envie d’en lire plus!