#recto verso # 02 / règle du Je

à ce stade de la nuit, je sors de la porte cochère où je me suis abrité des gaz lacrymogène. Des ombres, pliées en eux, courent affolées vers les rues adjacentes, en frôlant les murs, poursuivies par des policiers lourdement casqués et armés. L’un d’eux ahanant comme un soufflet de forge, à la foulée lourde et irrégulière manque de peu de me renverser. Il ne me « calcule » pas comme on dit de nos jours, et il poursuit tant bien que mal, sa course « d’endurance » vers les fuyards entrevus en direction du Grand Palais La Seine à mes pieds est luisante dont la berge de la rive droite est illuminée de lueurs rouge et bleue. Des bruits d’explosion assourdis me parviennent aux oreilles depuis la Place de la Concorde

à ce stade de la nuit, je ressens l’humidité de ce début d’automne. Ce mois d’octobre est un peu plus frais que d’habitude. Je remonte le col de mon pardessus et je me hâte de regagner mon appartement de banlieue. Du regard, je cherche un taxi en maraude. Rien aux alentours. Il me faut me résoudre à marcher. J’en ai au moins pour une heure. Une pluie fine commence à tomber.

à ce stade de la nuit, j’entre dans la chambre de mon fils. Il dort profondément. J’ai un scrupule à le réveiller. D’habitude c’est ma femme qui se charge du lever de notre fils. Il vient juste d’avoir quatorze ans, mais il ne fait pas son âge. Il a déjà l’allure d’un beau jeune homme. Je me résouds à le réveiller, d’abord doucement puis de manière plus ferme. Il grommelle. Je lui intime de se dépêcher. Je regrette mon manque de délicatesse mais il devra s’y faire en l’absence de sa mère.

à ce stade de la nuit, sur le quai du métro Concorde, les policiers ont repoussé violemment les manifestants contre la voûte carrelée de la station. Des cris des pleurs, des coups pleuvent, des insultes fusent. Je m’indigne de ces métros aux wagons bondés, parisiens nés collés aux vitres, indifférents à la détresse des autres. Et moi, je suis tout seul avec ma peur au ventre, mon oeil vissé au viseur de mon appareil, je fixe pour toujours l’injustice subie par ces pauvres hères, en espérant naïvement, que mes images réveilleront les consciences, amorphes, endormies et égoïstes de cette humanité pourrie. Une femme en uniforme galonnée ,s’approche de moi et m’ordonne de cesser de photographier dans le métro. Je n’en ai cure. Je m’esquive en glissant mon appareil sous ma veste et je file vers la sortie.

à ce stade de la nuit, je vois mon père me rejoindre près de la maison où il m’a demandé de l’attendre. Il se guide à l’aide d’une lampe torche dans une main et tenant une pelle et une pioche dans l’autre. La maison est plongée dans le noir. Des grillons, dans la prairie voisine, chantent à l’unisson une ode à l’été, guidés par la baguette d’un chef d’orchestre que l’on devine quelque part, perdu au milieu des herbes. La nuit est moite et chaude. La météo a prévu un orage. Pourtant il tarde à se déclarer. Mon père m’attire à l’écart de la maison mais à l’abri de regards d’éventuels curieux. Je tends la pelle à mon fils. Du pied je tâte le sol, je m’assure de son caractère meuble et dans un geste ample, j’y plante mon premier coup de pioche.

à ce stade de la nuit, je suis pleinement satisfait du déroulement des opérations. Tout s’est passé comme prévu. Les comptes-rendus de mes subordonnés me remontent à intervalles réguliers dans la grande salle de commandement, dans laquelle je trône derrière un bureau d’acajou spacieux, mis à ma disposition par le Mobilier National. Anticipation et fermeté. Tels sont les mots d’ordre de cette mission banale et maîtrisée pour l’ensemble des effectifs sur le terrain. Je suis le déroulement des événements sur une immense carte d’état-major. Ma hiérarchie sera contente et j’espère que le Général appréciera.

à ce stade de la nuit, je tente de retrouver mes compagnons d’infortune qui ont pu se réfugier dans des halls d’immeuble et qui auront peut être eu la chance d’être secourus par des habitants, sensibles à notre cause. Je me suis caché dans un local à poubelles et j’y suis resté un long moment, sans aucune notion du temps passé, tremblant dans le noir, d’être découvert. A l’affût du moindre bruit, j’ose à peine respirer de peur d’être entendu du dehors. Je sursaute à la sonnerie de déclenchement de la porte cochère qui se referme aussitôt dans un chuintement sourd. Je sens mon coeur battre à se rompre. Les minutes passent. Silence absolu. Que faire?

à ce stade de la nuit, je tasse avec ma pelle, la terre fraîchement retournée. La nuit étoilée m’a apporté la lumière suffisante à ma tâche de terrassement. Tout s’est bien déroulé. D’ailleurs il n’y avait aucun risque d’être dérangés par des intrus du fait de l’isolement de la maison. J’éponge de la main, la sueur perlant de mon front. De ma lampe, j’éclaire le visage de mon fils. Il est blême et silencieux. Ses mains tremblent. Je le réconforte en lui enserrant les épaules. Je le félicite pour son aide et ses efforts. A présent les choses iront mieux pour lui et moi. Il nous suffit d’être patients et discrets.

à ce stade de la nuit, je longe le bord de Seine en direction du Pont Alexandre Trois. Je croise des manifestants, en groupe épars, qui retournent chez eux d’un pas résigné. Beaucoup ont la mine abattue, les yeux trahissant de l’amertume et de colère rentrée. Une colonne motorisée de CRS remonte le Pont Alexandre Trois à vive allure pour se poster à l’extrémité et y installer un dispositif de filtrage des piétons. Je fais demi-tour et je décide de descendre sur le quai. Devant moi, à quelques mètres de là, des pompiers tentent de réanimer un homme tombé dans la Seine. J’entends un témoin déclarer à un des sauveteurs, que l’homme inconscient sur la berge, avait été poussé dans l’eau par des policiers.

Je chemine lentement entre les rayonnages de la grande bibliothèque nationale. Quatre étages de, livres et un étage dédié au prêt de CD et DVD de cinema et à la musique. Mes doigts caressent les tranches des couvertures des livres exposés, retirant içi et là des ouvrages d’auteurs, que j’aimerais découvrir ou redécouvrir. Une lecture rapide du contenu résumé au dos de la couverture me convainc ou pas de son emprunt, non sans un détour par les avis de lecteurs déposés sur google. En fait, je me fie plus souvent à mon intuition et à mon humeur du moment. Parmi les auteurs que j’apprécie, il y a Stephen King. Parmi ses ouvrages, il y en a un que je n’ai pas lu. Il s’agit de quatre nouvelles regroupées sous le titre « Nuit noire, étoiles mortes » publiées en 2010. C’est l’histoire d’un fermier, qui tente par tous les moyens de convaincre sa femme de ne pas vendre son lopin de terre à un abattoir industriel. La femme refuse et le mari l’assassine avec la complicité de son fils. Si le meurtre et la dissimulation du corps se passent sans anicroche, la suite de l’histoire sera tout autre. Le début du titre « nuit noire » évoque en moi plusieurs autres ouvrages ainsi qu’une filmographie, non liés à Stephen King. Ce titre me suggère un fil conducteur dans ma quête de DVD de film. Dans la base de données accessible au public, je soumets nuit noire dans la barre de recherches. Parmi les suggestions proposées, quel titre choisir? J’opte pour un drame historique français, de 2005, écrit par Patrick Rotman et réalisé par Alain Tasma, dont le titre « Nuit Noire, 17 octobre 1961 » se rapproche le plus du titre du roman. Ce téléfim retrace les évènements qui ont mené au massacre du 17 octobre 1961, où plusieurs dizaines d’algériens furent tués, dont certains ont été jetés dans la Seine, par la police aux ordres du Préfet Maurice Papon, lors d’une manifestation pacifique en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Le drame fut documenté par un reporter américain, Elie Kagan, qui a couvert les violences perpétrées dans les stations de métro. Les personnages de Stephen King auraient pu croiser la route de ces manifestants et ils auraient pu y trouver leur place. Après tout dans les deux oeuvres , il y est question de meurtres et d’impunités…

A propos de Laurent Damerval

En quête de mots à trouver et d'histoires à réinventer

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