#rectoverso #02 | les saisonniers d’été

Aux premiers rougeoiements du crépuscule, nous descendons aux champs. Nous sommes presque une centaine souviens-toi, ce bonheur de pouvoir travailler la nuit. Le choix du patron nous libérait du cagnard, dans ce plein sud qui cognait la tête. Dans le noir, à cause des traitements qui restaient sur les feuilles, il fallait quand même se couvrir les épaules, les avant-bras, les oreilles. Le patron ne voulait pas d’ennui. Mais dès qu’il s’éloignait, et qu’on rentrait plus avant dans les sillons, vers le premier quart de la récolte, on se découvrait peu à peu, on enlevait le foulard, on retroussait les manches. La nuit arrivait avec sa fraîcheur, nous étions pleins de vigueur. Les lampes frontales éclairaient nos mains, précises sur la rondeur des fruits, les saisissant à leur base, et dans un grand tour de manège, délicatement les déposaient au fond du cageot, pour pas abîmer, on était forts pour ça. On n’abîmait pas. La lumière suivait chacun de nos gestes, on évitait de se tourner vers les camarades en pleine discussion, de crainte de les aveugler avec nos jets de lumière. Dans le champ, depuis le ciel, nous étions comme des vers phosphorescents.

A cette amplitude de la nuit, nous n’avions pas à nous plaindre. La terre dégageait ses odeurs fortes de terre qui pouvait enfin s’ouvrir, s’étendre, germer. On pressait la bouteille à la ceinture. Après l’effort, la bonne gorgée d’eau et de thé. La sueur lavée par la brise, on dégageait le cou, et par-delà les feuillages du soir, on regardait le champ d’étoiles, un temps, puis on reprenait la mécanique des épaules et des bras, sous la lumière des abricots.

En l’espace d’une nuit, on pouvait remplir dix cagettes de fruits, c’était un triomphe, on pouvait rêver d’un jour avec, un jour de quoi, le hochement de tête du patron, le billet de 20 balles au matin. Après, on mangeait tous ensemble, la grande tartine et le thé bien dilué, pas trop fort parce qu’il fallait bien dormir quand même, avec les courbatures et l’esprit neuf.

Au sortir de la nuit, il nous prenait parfois l’envie de marcher sans but, d’arpenter les sillons en laissant les yeux en friche, sans torsion du corps, les bras ballants. On entendait les premiers oiseaux, c’était l’encouragement de finir bientôt la tâche, les chants d’oiseaux, c’était les lampions de la fête. La fin d’accomplir. Qui n’était pas un vrai accomplissement de quelque chose, puisque c’était un engagement de nuit, une vie de traverse comme un rêve qui te remplace.

Aux prémisses du frais, c’était vers les quatre heures, quand la chaleur s’étouffe d’elle-même et creuse son premier trou noir, ça l’avale d’un trait. Nous ressentions l’envie de sel, et entre nous on se passait quelques poignets d’arachides qu’on enfournait dans la bouche. Croquer donnait le rythme, relançait la mécanique. Les bras s’actionnaient de haut en bas, au début les crispations la douleur c’était terrible. Le pire c’était le mal de dos, quand on n’en pouvait plus, fallait plier les jambes et les genoux, un temps, tomber la tête jusqu’au sol et remonter doucement, un temps, en dépliant la colonne. Une chorégraphie au milieu des seaux. Deux fois. Deux fois serpent. Qui monte et descend.

Nous n’avions plus d’adresse, trois mois entiers sans nouvelles des amis. Nous regardions le téléviseur dans la salle commune, nous prenions une bière à l’abri des autres, perchés sur un ponton qui dominait la vallée. A midi, il fallait tout éteindre. Descendre les persiennes et se jeter dans le grand blanc du lit. Se couper de tout, ce n’était pas si grave. Nous étions déjà l’internationale, il en venait de si loin, d’Ukraine et Roumanie, j’avais des copines bulgares qui racontaient dans un anglais incompréhensible toutes les embrouilles de leur famille, c’était divertissant. C’était moi qui posais les questions, histoire de relancer la machine. Les mésaventures, c’était notre énergisant, on en riait beaucoup, puis on criait together pour expulser la douleur. D’Espagne en Lituanie, les problèmes personnels étaient souvent les mêmes. On se racontait tout ça jusqu’à épuisement, parmi les oiseaux de l’aube.

Au fil des nuits, je me souviens des prénoms. Beaucoup de surnoms aussi, anonymat oblige, des gars étaient recherchés, et le patron s’en fichait. Ce qu’il demandait, fallait juste s’arracher le dos pour remplir sa charrettée de cagettes. Ta vie perso ne comptait plus.

On ne voulait pas revenir à la ville, comme retourner à sa propre vie, c’était forcément retomber dans les problèmes, rechercher un toit, des contacts, refaire bonne mine, laver les taches, les fringues, les yeux, les oreilles, être un m’sieur-dame, se changer tous les jours. Ici, nous étions noirs de terre, nous n’avions que les yeux et les odeurs pour rigoler de nous-mêmes.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec les anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, dessins, compositions sonores...

4 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | les saisonniers d’été”

    • Merci vif chère perle pour ce labyrinthe filmique que vous avez écrit – le parking comme un théâtre de vies où croisent les attentes et les désirs, j’ai aussi aimé, étrangement, l’image du rempart vers la fin, lors du retour : comme un écho à l’écran du cinéma, la vision tout à coup d’une verticale
      l’inattendue