Au point de la nuit / #rectoverso #02

Au point de la nuit, au moment où elle commence vraiment, je m’aperçois que la dynamo du vélo ne marche pas, il doit y avoir un fil de cassé et pourtant je décide de ne pas rebrousser chemin, je continue vers la brousse.

Au point où la nuit a définitivement quitté le jour, je sens mes mollets chauds et mes yeux impuissants mais je décide de continuer encore.

Au point de la nuit où les animaux de la brousse se mettent à parler, je n’existe plus, je ne suis que trajectoire maladroite parmi des bruissements, des vrombissements, des stridulations, des murmures, des feulements, des ronflements, des râles…

Au point de la nuit d’hivernage où les nuages ont décidé d’être encore là, il est possible de savoir que rien ne tombera de là-haut mais comme c’est beaucoup tombé les nuits d’avant, la piste est incertaine, boueuse et parfois interrompue de grandes flaques.

Au point de la nuit que personne ne saurait discerner à part moi, il faut que j’arrête la course du vélo, que j’affermisse le passage de la languette dans la semelle de la tong droite.

Au point de la nuit où tout est devenu silence autour de moi, je devrais me méfier, il n’est pas possible que les insectes aient tous disparu, ni les rongeurs, ni les oiseaux de nuit ; c’est que quelqu’un d’autre est arrivé.

Au point où la nuit s’est faite plus sombre que jamais, que le silence s’est fait plus absolu que jamais, je ne sais pas encore que quelqu’un m’arrive.

Au point où la nuit rejoint ma vie comme en un point ultime, je ne sais toujours pas que je vais peut-être bientôt mourir.

Au point de la nuit où elle devient ineffaçable dans ma mémoire, je suis rempli d’un entendre-vibre-tremble qui ne laisse place à rien d’autre.

La dernière fois que j’ai un lu un livre mentionnant l’animal, c’était Le cœur des enfants léopards de Wilfried N’Sonde, un cadeau de sa sœur Lolita. C’est un cœur initié au Kongo et qui essaie de battre comme il peut dans les villes d’Europe, tout particulièrement dans leur nuit et cela me rappelle les possibilités de faire battre les tamtams ensemble quand Anani, mon ami le togolais, rassemble Albert le percussionniste du Kongo, ses propres forces qui lui restent au début de l’été et une femme du Quercy, un pré-ado du Maroc, un ou deux clowns qui traînent : ça marche quand même. Mais dans le livre de N’Sonde, la marche est difficile, aigre, comme dans des nuits trop chaudes et pourtant bien d’ici. Je me demande de quoi parle vraiment le livre de Henning Mankell, L’oeil du léopard. Je ne me presse pas pour le lire, malgré les encouragements d’Anne, je laisse la nuit propice venir. Me fera-t-il penser à l’hybridation que j’ai tentée en créant Henning Mandinka ? Est-ce que ce sera panthère ou léopard ? Quand même, cette façon de nommer un même animal qui, en français, balance entre deux mots, l’un féminin, l’autre masculin ? Pourquoi d’abord avoir besoin de deux noms pour un même animal ? La nuit ne suffit-elle pas parfois à le masquer ? Birago Diop m’a appris, dans La roussette, l’un des Nouveaux contes d’Amadou Koumba, qu’en wolof aussi il y a segue, l’équivalent de panthère et téné, l’équivalent du léopard. Il faut vite rencontrer Bak, mon ami linguiste, et j’aurai peut-être une soirée qui dissipera un peu l’obscur de certaines nuits.

6 commentaires à propos de “Au point de la nuit / #rectoverso #02”

  1. Aller à la mort en tongs. Que ce serait-il passé si les insectes avaient continué de chanter ? (Comme Alice qui fait tourner les aiguilles pour faire tourner le temps.) Merci pour ce texte.

  2. beaucoup aimé ces divagations à vélo
    du coup j’ai continué en direction la brousse avec toi pour m’y perdre aussi, cernée de vrombissements et feulements

    en dépit de la peur et de la tombée de la nuit (jamais silencieuse), tes mots conservent une belle douceur « en ce point de la nuit »

    • Heureux que le partage ait pu avoir lieu… Merci pour ton bel encouragement, Françoise !

  3. Tu m’avais bluffé avec toutes tes langues et ce Henning Mandinka. Je venais de découvrir (jamais trop tard) Henning Mankell en prenant par hasard L’oeil du léopard à la bibli. Elle a raison, Anne : c’est un très bon livre, complexe, décolonial de terrain, discrimination en Suède, magie en Zambie. Je dis ça de mémoire. Depuis j’ai lu deux polars de Mankell, je trouve moins bien. Tu as dit que tu fais un spectacle à Paris à l’automne. C’est où et quand ?

  4. Au point de la nuit, n’être qu’un « entendre-vibre-tremble » c’est ce que fait si bien passer le texte ou les animaux parlent, où tong et mort se frôlent . Merci