RECTO
A ce stade de la nuit, la pluie directement dans leurs dents, ceux à mes côtés avancent
A ce stade de la nuit je n’ai plus que l’ouïe, le cliquetis de métal et le gémissement des chevaux, ils font ce son qui se loge en arrière de la tête et qui y reste, quelque chose comme une prémonition que personne n’écoute
A ce stade de la nuit les hommes ne renoncent pas, je suis dans la masse indistincte et compacte de nos corps, invisible parmi les autres, poils et sueur, rêve et rancœur,
A ce stade de la nuit mes pieds et les leurs sont dans la tourbe froide encore pour plusieurs heures et quand nous aurons atteint le bout ce ne sera pas la fin d’une marche qui a commencé bien avant nous
A ce stade de la nuit les premiers corps tombent et il faut ignorer pouvoir leur marcher dessus pour continuer
A ce stade de la nuit il y a juste de la fumée et des cris
A ce stade de la nuit certains s’enfuient
A ce stade de la nuit la plaine c’est de la tourbe et du sang maintenant
A ce stade de la nuit il n’y a plus d’autre son que celui de leurs bottes sur moi, et ils ne s’arrêteront pas.
VERSO
Je crois que j’ai vu Aguirre, la colère de dieu l’an dernier, dans le noir de ma chambre, projeté sur un écran inexistant par un petit objet suspendu au-dessus de ma tête. Et là, alors que je suis allongée dans le noir, dans le carré de lumière qui allume une partie du mur blanc, ont déroulé des torrents de boue, des marécages et des hommes qui avancent comme des bêtes, qui deviennent des bêtes ; des femmes perdues ou portées dans une jungle dont on ne sort jamais, la chute d’un canon qui explosant, interromps la longue processions des hommes casqués sur fond d’une musique de synthétiseur hypnotique ; de la brume ; des torrents de brume ; de la pluie ; des cochons noirs ;des singes envahissant un radeau ; des hommes qui glissent sur l’eau boueuse , qui s’enferment, se mutilent ou qui se tuent ; et le visage fou d’Aguirre, calme soudain lorsqu’il regarde le ciel avec ses yeux bleus presque aveugles
à ce stade de vos nuits des images cinglantes et brèves comme entrer en cauchemar qui vont résonner avec le verso : allongée dans le noir avec « le carré de lumière qui allume une partie du mur blanc », j’aime beaucoup l’imbrication du recto et du verso
La sensation de gluant et d’apocalypse ne nous quitte pas du début jusqu’à la fin, même le lit semble vaciller:) les deux textes se répondent très bien
oui Aguirre et ce fou de Kinski, bien vu!
Le « verso » donne un éclairage cinématographique à la nuit de boue et de sang dans laquelle le « recto » nous plonge et nous entraîne, dans une avancée cauchemardesque, peut-être symbolique ?