à ce stade de la nuit, j’ai été réveillé par des voix d’hommes dans la rue.Il faisait chaud, je dormais la fenêtre grande ouverte. Ils ne parlaient pas fort mais leur manière de chuchoter crevait le silence. Ils parlaient en espagnol. Des Mexicains je me suis dit. Je ne parle pas espagnol mais dans le noir, à travers leurs chuchotements, j’ai vu le Mexique, peut-être par élimination. J’en entends souvent des Espagnols. J’habite à un peu plus de deux heures de l’Espagne. Je ne vous l’ai pas dit mais à cette heure-là, les lampadaires sont éteints, c’est un truc du Maire, entre 1h et 5h il éteint tout, pour faire des économies. Je ne sais pas si c’est ça, mais dans le noir, franchement, on entend vraiment chuchoter. C’est sans doute pas ça qui m’a réveillé mais une fois que je les ai entendus, j’ai pas pu m’endormir tout de suite. Je me demandais ce que faisaient des Mexicains chez nous, à cette heure, à ce stade de la nuit où la ville est morte. Peut-être que je rêvais.
à ce stade de la nuit, je suis sur mon laptop. Je fais des mises à jour sur le blog. Je traduis. Maintenant, j’écris directement en français. Je traduis en espagnol après, pour mes followers de là-bas, au Mexique, au Chili, en Équateur, et Argentine… et à La Paz, bien sûr. Enfin, je ne traduis pas vraiment, j’écris à nouveau, directement en espagnol, autrement. Parfois, je fais carrément un autre texte. Il fait chaud. Chaleur tropicale. Je ne suis pas en sueur, je dégouline, à poil sur mon fauteuil, à essayer de ne pas tremper le clavier, gardant la tête en retrait pour que les gouttes qui tombent du nez ou du menton tombent pas sur l’ordi, je m’essuie les doigts régulièrement à la serviette posée devant moi, avec des envies de meurtres contre ces pelotudos, ces climabrutis qui disent que c’est l’été et que l’été il fait chaud, j’ai envie de leur faire bouffer leurs couilles, de leur prendre la température avec une clope après avoir tiré dessus, pour qu’ils fassent la différence entre un thermomètre et la chaleur qu’il mesure
à ce stade de la nuit, j’étais seul comme souvent, je me suis ouvert une Alaryk, une brune épaisse avec les degrés qu’il faut à cette heure pour ne pas chialer. Je pensais à elle, qu’elle s’était encore mise dans la merde, qu’il allait falloir que j’y aille, qu’elle me soule plus que la bière, et pourtant j’en descends.
à ce stade de la nuit, j’écrivais comme toutes les nuits depuis la mort de mon mari. Une heure, deux heures avant d’aller me coucher, tard. Il fait chaud. Par la fenêtre ouverte, j’entendais passer les scooters, quelques voitures, puis plus rien. Les lampadaires se sont éteints. J’ai écrit encore un peu (c’est ce que je me dis, écris encore un peu, parle-lui, ne le laisse pas tout seul). À un moment, j’ai eu l’impression que deux hommes chuchotaient en espagnol. Il m’a semblé reconnaître l’accent du Sonora. Il m’a semblé que les chuchotements sortaient de ce que j’écrivais.
à ce stade de la nuit, je regardais le port depuis le balcon. Il faisait trop chaud pour dormir. J’ai allumé une clope. Les lampadaires étaient éteints. J’ai vu marcher deux gars sur les quais en face. Je ne sais pas s’ils m’ont vu. Depuis que la lumière est coupé la nuit, on ne voit pas grand-chose quand il n’y a pas de lune. Elle était dans son dernier croissant. Je m’en souviens parce que j’ai essayé de faire une photo, je la trouvais belle au-dessus du phare. Mais ça faisait juste une tache de lumière. C’était flou. Je n’ai pas gardé les images.
à ce stade de la nuit, on baisait. C’était torride. Dans tous les sens du terme. Je trouvais qu’elle faisait trop de bruit. J’avais un peu honte. Mais c’était bon, nos peaux trempées collées l’une à l’autre, les corps qui tournaient, se retournaient, qui s’empêtraient. C’était quelques semaines après l’avoir rencontrée et je crois que c’était la première fois qu’elle venait chez moi. L’air circulait à peine dans la chambre noire, aucune lumière ne venait de la rue ni de la lune. Nos corps se trouvaient les yeux fermés.
à ce stade de la nuit, je buvais un café. J’allais bientôt préparer ma barque, charger les filets. J’entendais un couple baiser pas loin. J’étais content pour eux. Bientôt, je serai sur l’eau, seul, avec mon Thermos et mon mégot, traçant vers le levant.
à ce stade de la nuit, j’ai pensé à l’Ukraine et à Gaza, et à Lampedusa dont on ne parle plus, je me suis dit que sans doute, alors que j’étais éveillée ici, à me plaindre de la chaleur et des moustiques (surtout des moustiques), d’autres, là-bas, ne dormaient pas non plus à cause de la peur et du bruit des bombes et parce que ce n’est pas facile de trouver le sommeil dans les couloirs du métro ou sous une tente à même le sol.
à ce stade de la nuit, j’ai entendu une barque partir poser ses filets, c’est l’heure à laquelle je fais des insomnies, pratiquement chaque nuit. Je ne regarde pas l’heure mais je sais à peu près. C’est pas toujours que j’entends les barques. Là, il était un peu tôt, peut-être pour éviter la chaleur. D’habitude, je reste dans le noir à penser intensément à elle qui dort à mes côtés mais cette fois-ci je suis allée à la fenêtre, j’avais besoin d’air.
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Je suis à Paris pour plusieurs jours dans un hôtel du 12è. Pour une fois, je n’ai rien à faire, pas de préparation à boucler en urgence, pas d’ajustement du contenu d’une formation, pas de papier en retard à rendre, de correction à finir, de relectures promises et toujours repoussées. Rien. Demain matin, il fera jour. Là, je suis dans mon hôtel, seul, l’ordinateur dans le sac à dos que je ne veux pas sortir. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Moi qui suis toujours connecté à tout et à tous, j’ai mis mon téléphone sur mode avion. J’ai retiré mes chaussures, mon tee-shirt, ouvert la fenêtre. Je ne veux pas de clim. Je suis allongé sur le lit à regarder devant moi un téléviseur à écran plat fixé au mur. Petit écran noir et qui le restera. J’ai oublié ce que ça faisait d’allumer la télé et de la regarder ainsi, depuis son lit. Rester enfermé alors que je suis à Paris m’oppresse. Je prends une douche, enfile un tee-shirt propre, prends ma besace avec un carnet et un bouquin et je sors. Je prends la ligne 6 à Daumesnil, changement place d’Italie, la 7 jusqu’à Jussieu. J’hésite entre le jardin des plantes et le quartier latin. Jardin des plantes. J’entre par le coin, je m’assied sur un banc, je regarde passer passantes et passants, je scanne les corps, vois les cicatrices invisibles et les joies éphémères. J’essaie de lire, n’y arrive pas. Je quitte le jardin des plantes que j’adore (souvenirs d’enfance). Je remonte la rue Lacépède, redescends la rue Mouffetard, viennent des souvenirs, flous, quelques images. Arrivé en bas, je m’arrête devant la librairie, je prends en photo le MiSSTic, « on n’est jamais mieux asservi que par soi-même ». Je me dis que ça me va bien. Je n’entre pas dans la librairie. Je regarde les vitrines, je ressens comme une phobie. J’hésite à me poser à la terrasse de la Bourgogne (souvenirs) mais je continue. Rue Quenu, rue Broca, sans idée, sans destination. Je prends quelques photos des peintures de la trémie de la rue Broca, sous le boulevard Port-Royal. Je prends les escaliers. Je sais maintenant où je vais aller. Un regard moderne, rue git-le-coeur. J’arrive jardin du Luxembourg. Souvenirs. Descente de Saint-Michel. Souvenirs. Place de La Sorbonne. Souvenirs. Je descends Saint-Michel. Souvenirs, souvenirs, souvenirs. J’ai envie de courir, envie de pleurer, je me vois dans une scène de film triste. Rue Saint-André-des Arts, je passe devant le cinéma. On y joue M der Mürder de Fritz Lang (souvenirs de ma classe de quatrième) dans une version rénovée. Je ne vais pas jusqu’à Un regard moderne (souvenirs joyeux, souvenirs tristes, souvenirs forts). J’entre dans le cinéma, je prends une place. La salle est fraîche, Je suis en sueur. Je n’ai pas bu depuis que je suis parti de l’hôtel. À l’époque où je picolais, j’aurais fait quelques haltes au zinc ou en terrasse. Et j’aurais raté la séance. Mais je ne l’aurais sans doute pas su car si j’avais picolé, j’aurais changé les plans que je n’avais pas, j’aurais étiré le temps, j’aurais peut-être parlé à des gens. Dans la salle du cinéma de la rue Saint-André des Arts, nous ne sommes que quelques uns. Malgré mon âge, je dois être l’un des plus jeunes, à l’exception des deux jeunes femmes qui doivent étudier aux Beaux-Arts, à deux pas. Le film n’a pas commencé. Je vois déjà Peter Lorre, magistral, je vois l’aveugle qui suit l’homme qui siffle « Dans l’antre du roi de la montagne » d’Edvard Grieg. Je vois la scène finale. Comme je la vois et la revois depuis que je l’ai vue pour la première fois. « Ich kann nichts dafür », « Ich kann nichts dafür », « Ich kann nichts dafür ». Je n’ai jamais aimé les tribunaux populaires.
j’ai aimé toutes ces solitudes nocturnes qui semble tourner autour de la même chaleur oui mais pas que, d’une même violence qui ne se dit pas ? le Mexique, le Sonora et quelques autres petites choses ont ramené pour moi un petit quelque chose de Bolano dans ce recto
Bolaño est partout, comme Archimboldi 😉
Très beau texte, avec des éléments liquides de toutes sortes. Et puis
j’aime tout particulièrement » Il m’a semblé que les chuchotements sortaient de ce que j’écrivais. «
merci Pascale, c’est vraiment l’impression que j’ai eue