RECTO
à ce stade de la nuit j’entends leur silence de télé ils m’ont oubliée je plaque l’oreille sur le papier peint personne ne va m’appeler personne ne m’attend personne ne me cherche personne n’a peur pour moi personne ne regarde ce que je fais ce que je mange ce que je ne mange pas comment je suis coiffée décoiffée habillée en pyjama les dents propres les ongles coupés personne ne vérifie mes devoirs ou si j’ai vidé le lave vaisselle au bon moment au mauvais moment personne n’attend plus rien de moi ils croient tous que je dors
à ce stade de la nuit je n’écoute plus la télé je m’empêche d’aller la couvrir j’ai peur d’en faire trop j’espère qu’elle va m’aimer demain j’espère qu’elle ne va pas m’abandonner me détester me mentir m’éviter se forcer s’ennuyer mourir à 20 ans dans un accident idiot ou perdre un membre ou tomber très malade je suis sûre qu’elle dort j’espère qu’elle dort ce film est débile il rit comme un débile je voudrais le laisser là tout laisser là non je peux pas la laisser ça y est la migraine revient
à ce stade de la nuit les rires de mon père me rassurent je ne dois pas m’endormir j’énumère les cauchemars pour pas les refaire les requins tournent dans la piscine chacun dans son box bien les visualiser puis l’avion au tsunami puis l’épicier qui tue mon père à la hache la grande femme mange le courant d’air dans sa robe jaune le bébé grille sur la plaque électrique je ne dois pas m’endormir
à ce stade de la nuit je suis si fatigué que je n’arrive pas à me coucher est-ce que ma chemise bleue est repassée tiens les infos
à ce stade de la nuit je vais dans la cuisine je prends le dernier doliprane la télé est trop forte elle va se réveiller il faut réparer ce tiroir ils enterrent demain le petit Gregory la pauvre je ramasse un petit éclat de verre sur le lino poisseux il faut boire a dit le docteur je n’ai pas soif j’ouvre le frigo je bois l’eau est trop froide j’ai oublié quelque chose dans la voiture mais quoi
à ce stade de la nuit j’attends la météo je m’endors je rate la météo
à ce stade de la nuit je le déloge du canapé il m’engueule un jour je le laisserai là je le cale dans le lit je vais la couvrir je regarde ses paupières à peine éclairées par les lampadaires derrière la fenêtre les appartements sans rideaux le type en face danse ou piétine dans son salon minuit pile sur le réveil je ferme le store j’éteins la lumière du couloir la migraine déboite mes tempes je ne vais pas descendre au parking c’est trop tard je ne vérifie pas à quelle heure elle commence demain si elle est en retard tant pis pour elle
à ce stade de la nuit j’entends des craquements je sens l’air épais qui me pèse je n’ose pas ouvrir mes yeux je n’ose pas respirer pas m’endormir pas
à ce stade de la nuit je me lève je tâtonne jusqu’au canapé comment c’est possible de ronfler si fort j’ai écris quelque part le nom de ce chirurgien mais où
parole haletante qui dit l’épuisement, la solitude, c’est fort.
C’est grinçant et prenant de la première à la dernière ligne.