
Codicille : je n’ai pas enregistré mon document et j’ai perdu entre deux sessions d’écriture la plupart du texte original déjà bien avancé. Et on est dimanche soir. Vraiment trop dur … Alors je vais reprendre doucement et progressivement cette proposition, même si je ne retrouverai jamais vraiment le texte initial. Pour la peine, je rajoute ce codicille préliminaire pour digérer.
J’ai choisi neuf « je » différents dans un même espace géographique, une même nuit, tandis que la narratrice se rend le soir au cinéma voir L’Homme-Vertige de Malaury Eloi-Paisley. J’ai vu ce film documentaire la première fois en présence de la réalisatrice grâce à Gilda le 22 mars 2024. C’était au Palais de la Culture aux Abymes. Sur le chemin du retour vers Basse-Terre, avec l’ami qui m’accompagnait, nous avons croisé un barrage de jeunes hommes cagoulés à hauteur de Capesterre-Belle-Eau. Une voiture en feu, des pneus et des palmes. Ils nous ont ouvert un passage. Vivre cette scène après avoir vu un tel documentaire était assez incroyable car le climat social n’était alors pas celui des émeutes de 2021, mais Malaury le dit : « On a toujours l’impression d’être au bord de l’explosion, on attend d’être au bord de quelque chose. Cette tension est palpable, elle est dans l’air. » Nous le vivions en acte après la projection. Comme une scène échappée, surgie du film. Il n’en a pas été question sur les réseaux.
Depuis cette projection, je me suis procuré Rapjazz Journal d’un paria de Frankétienne, écrivain haïtien, dont Malaury nous a lu un extrait. Je l’ai ressorti de l’une des piles poésie à la faveur de cette proposition.
Le texte de Maylis de Kerangal et la proposition de François me permettent de mettre en résonance ce film que j’ai tellement aimé, des textes d’atelier qui s’accumulent autour de ces âmes errantes comme je les appelle, ces Hommes-Femmes-Vertiges comme les nomme Malaury, qui hantent les rues de Basse-Terre dans mes textes, Pointe-à-Pitre dans le film. Malaury, cinéaste guadeloupéenne, montre combien l’errance « c’est peut-être l’unique moyen de rester debout dans ce contexte d’oppression politique et économique que nous vivons ». Elle lie cette errance aux stigmates de l’Histoire traversée par l’esclavage et la colonisation et cette situation toute singulière des territoires dits ultra-marins quand on parle depuis la France hexagonale. (Je viens de lire Tropiques de la violence de N. Appanah et là encore ça fait écho).
Je me rajoute une contrainte dans la contrainte. J’écris sur 9 jours cette proposition pour composer ma nuit.
recto | 9 errances
je sais déjà que ma folie sauvera le monde (Frankétienne)
à ce stade de la nuit, la ville est vide, je regarde la robe rouge à la devanture du magasin, mais la lumière du réverbère fait bientôt brûler la robe, elle disparait, à la place cette vieille femme face à moi, les joues creusées, les lèvres brûlées, le regard vide avec des cheveux qui ne ressemblent à rien, et cette maigreur, alors une envie soudaine me prend de l’insulter et de lui cracher au visage
à ce stade de la nuit, j’ouvre le « carnet de la folie », et j’écris, pour ne pas oublier et pour pouvoir dire un jour que cela a été
à ce stade de la nuit, la rumeur des tambours gronde, le parking est vide et ça roule dans ma tête alors je fais rouler le caddie pour remplir le vide du parking et faire taire les voix qui me perforent le crâne et ça résonne dans la nuit et ça brinquebale plus fort que les voix plus fort que les tambours alors je cours je cours et ça résonne et les soubresauts du caddie dans les mains et les bras font trembler la tête et le corps tout entier et ça résonne et ça résonne, on dirait des bruits de chaines folles
à ce stade de la nuit, je sens mes ailes pousser, clin d’œil à la lune, salut au volcan et je saute depuis le Pont de la Petite Guinée
à ce stade de la nuit, la mer est calme, j’arrête le moteur et je m’allonge quelques instants sur le pont à l’arrière de la cabine, et tandis que les thons et les dorades coryphènes attendent yeux grand ouverts dans la glace, je me laisser bercer par le clapot des vagues contre la coque et je regarde danser la lune et les étoiles sur le ciel d’encre, c’est le moment de la nuit que je préfère et c’est ce moment qu’Yvana me presse de raconter à mon retour après les journées de pêche
à ce stade de la nuit, j’aimerais que le soleil ne se lève plus
à ce stade de la nuit, le cri écarquille mes yeux sur l’obscurité de la chambre et incendie ma gorge, un cri muet qui arrondit ma bouche sans crever le silence de la nuit, je me redresse pour chercher de l’air et tâte de la main gauche le drap froid et l’absence de Denis
à ce stade de la nuit, je suis un corps qui marche, je tente de raccorder mon esprit au rythme nocturne de la ville, je respire par mes pas, j’ai la sensation que je me répare, que je me repose du jour, le jour c’est la ville qui me traverse, de part en part, moi, dans la ville, je vacille, traversé par tous les pores, écrasé par la circulation, les bruits, l’agitation, la chaleur, l’éclat du soleil, les corps qui l’arpentent à pas pressés, qui savent où ils vont, la nuit, dans la ville, je respire au rythme des errances et du silence de la nuit
à ce stade de la nuit, adossé à la ville cinglée par les fouets, vibrante de chants de conques de tambours, je suis assis sur le fauteuil défoncé sous le carbet face à la mer, à cette heure, les boulistes sont partis, le silence grossit, et mon esprit s’embrume doucement
verso | L’Homme-Vertige de Malaury Saint-Eloi
J’ai vu ce film documentaire en présence de la réalisatrice grâce à Gilda le 22 mars 2024. C’était au Palais de la Culture aux Abymes dans le cadre du festival « Cinéma du réel ». Sans rien savoir du film, j’ai d’emblée aimé le titre et l’affiche. La salle était pleine. L’écran, très rapidement, est devenue une trouée lumineuse sur la ville et ses passants considérables, dans l’obscur de la salle. Malaury filme au plus près l’errance dans la ville de Pointe-à-Pitre, au bord du gouffre de la ville, au bord du chaos du monde. A la frontière avant la folie. Le vertige, c’est une angoisse, un état d’égarement, une folie passagère. Le film, état des lieux des êtres et des corps avant l’effondrement, invite à poser un regard politique sur ces hommes et ces femmes témoins du chaos du monde. Je reconnais ces silhouettes, je les croise dans les rues de Basse-Terre. Ces hommes et ces femmes-vertige sont le symptôme d’un monde qui défait les liens, qui délite l’humain, qui génère la colère aussi. Sur le chemin du retour vers Basse-Terre, avec l’ami qui m’accompagnait, nous avons croisé un barrage de jeunes hommes cagoulés à hauteur de Capesterre-Belle-Eau. Une voiture en feu, des pneus et des palmes. Ils nous ont ouvert un passage. Vivre cette scène après avoir vu un tel documentaire était assez incroyable car le climat social n’était alors pas celui des émeutes de 2021, mais Malaury le dit : « On a toujours l’impression d’être au bord de l’explosion, on attend d’être au bord de quelque chose. Cette tension est palpable, elle est dans l’air. » Nous le vivions en acte après la projection. Comme une scène échappée, surgie du film.
NB : Les phrases en italiques sont de Malaury Saint-Eloi, extraites du dossier de presse.
Désolant cette perte de texte , mais ton codicille est une aventure en soi et on se prend à rêver à ces neuf proposition qui vont naitre d’autant que la première ( errances )est d’une très grande force visuelle
Désolé pour l’incident technique qui oblige à tout réécrire. Mais on peut prendre ça comme une chance. Dans « Outils du roman », d’un certain François Bon, on trouve cet exercice consistant, après avoir écrit un premier jet, à le détruire et à réécrire le texte perdu : « Vous rodez, vous lissez, vous augmentez. Ce qui vous fatigue à recopier, vous l’oubliez. » — Bon, j’avoue, il s’agit d’abord de recopier le premier jet pour mieux l’oublier ensuite. Mais pourquoi le faire en sens inverse. On peut ainsi prendre en écharpe le souvenir de l’écriture même. — Bref, les 9 fragments d’errance (à croire que l’incident devait en faire parie) vont revenir. Et le codicille convient déjà très bien pour le film. — Et merci Emilie.
oui, parfois la mémoire réécrit mieux encore. Il ya toujours un moment oui cette tuile nous arrive…
Le codicille apparaît comme une fiction à part entière.
Merci à vous 4 pour les retours ! j’ai essayé de convertir ce qui m’a d’abord désespérée, en défi créatif car j’adore cette proposition, mais elle m’a déjà pris beaucoup de temps ce week-end. En effet, Nathalie, Will et Catherine, l’écriture resurgit par bribes de mémoires et grossit autrement. Et c’est une expérience intéressante. Louise, merci pour ton retour car ce codicille était une manière de me consoler de la perte des textes que je n’avais pas le courage de tout reprendre, et de clarifier ce que j’avais en tête. A bientôt !
Peut-être, Emilie, cette perte était-elle prémonitoire, ce que dit le codicille, le testamentaire avant l’inaugural, la naissance. Vous laissez ainsi aux âmes errantes le temps de nous envelopper et à ce stade de la nuit, ce sont vos mots en ce qu’ils creusent les joues de nos fantômes que nous attendons. Avec patience. Rien ne presse. Nous sommes là !
Merci Serge pour ce message et cette présence (réconfortante) affirmée. Ton commentaire en lui-même est un texte magnifique !
beau challenge Emilie
Merci Cécile ! A te lire très vite !
personne pour jeter la pierre à un document perdu, et c’est toujours au plus mauvais moment… on a pourtant toutes les fonctions pour s’en prémunir, mais inconsciemment toujours peut-être un moment où on préfère jouer les funambules sans filet ? ou reprendre ce «présence des oeuvres perdues» de Judith Schlanger : ce qu’on récrit est forcément dans l’ombre portée du doc effacé ?
C’est exactement ça François : j’écris dans l’ombre portée du texte disparu. Et avec le codicille écrit pour compenser, ça m’a permis de prendre la proposition autrement. Dans le verso je voulais réinventer la projection du film, à Basse-Terre cette fois, dans la même ville que les personnages du recto. Mais ça m’aurait privé du récit de ce retour incroyable avec le barrage. Je verrai comment je négocie l’écriture du verso finalement.
Je partage en tout l avis de Serge et de tous les autres.,perte et réécriture tt un art !en tout cas j ai adoré ces errances et surtout la chute de la dernière. Bravo !!
jamais de hasard… prémonitoire comme ils disent.. d’où ce codicille que tu dois écrire,qui nous balance directement et fortement dans la scène
je n’ai pas vu le film mais ça m’a évoqué tout de suite une expo photo de Cyrille Montecotgrall que j’ai vue récemment, des visages, des corps amers et perdus
(imaginer qu’il reste la meilleure des substances après la perte..)
bien à toi Line
Merci Emilie pour le « au bord de » pour l’idée du gouffre aussi. Ta nuit est pleine de fantômes une errance en elle même. Je ne savais pas pour le barrage de Capesterre. Le film de Malaury nous hante et rencontrer Eddy à Basse-Terre parfois comme s’il avait traversé l’écran est vertigineux