à ce stade de la nuit, aucun signe sur le panneau lumineux du quai de la gare. A la place, la voix ferme d’une hôtesse qui répète : Le wagon 1 se situera près de l’escalier, le 8 au niveau de la lettre S. En l’attendant, une jeune femme aux cheveux raides teintés de henné, assise comme moi sur un banc, me tourne le dos. Je m’invite malgré moi dans ses gestes saccadés : l’index frôle légèrement et rapidement l’auriculaire, puis se raidit, comme soudain assailli par une crampe. Arrive très vite la nouvelle impulsion. Alors, avec délectation, ses doigts viennent lisser une mèche de sa frange et sans doute pour au moins une fraction de seconde, l’éloignent de l’infini et du vide insondable.
Mesdames et Messieurs, bonjour. L’équipe TGV Inouï vous souhaite la bienvenue à bord de notre TGV numéro 8570 à destination de Paris Montparnasse Hall 1 et 2. Nous desservirons les gares de Lourdes, Pau, Bordeaux Saint Jean et Paris Montparnasse. Je suis Michèle, votre cheffe de bord…. Par courtoisie, nous vous prions de mettre vos téléphones sur silencieux, d’écouter les vidéos avec des oreillettes et de passer vos communications depuis les plateformes…
Cette annonce dans mes oreilles par-dessus la première musique de ma playlist, l’opéra de Handel, Agripanna. Impératrice romaine belle et intraitable, elle avait fomenté un complot contre l’empereur Claude, son mari et son oncle, pour mettre sur le trône son fils Néron né d’un premier mariage, lequel devenu roi, l’avait assassinée. Ce mois-ci sur le portail TGV Inouï, vous retrouverez le film d’Hitchcock, La mort aux trousses … Je ris de cette superposition sonore d’univers. Je regarde par la fenêtre défiler les forêts des Landes. A cette heure tardive, c’est une toile sombre de pins alignés comme des barreaux, où l’on ne discerne que les cimes tirées au cordeau.
Et puis, soudain, vacarme de ferraille, grincements rouillés du TGV pris dans une tempête de gravillons. Le train s’arrête. Je retire mes oreillettes. Pas le temps d’être troublée. Michèle reprend le micro de sa voix d’hôtesse de terre : Mesdames messieurs, l’équipage Inouïe vous prie de les excuser de ce désagrément. Pour continuer notre voyage dans de bonnes conditions, notre conducteur doit procéder à quelques vérifications. Il s’agit d’un heurt d’animal. Nous ne devrions pas en avoir pour longtemps. Nous ne manquerons pas de revenir vers vous.
Derrière moi, une petite fille à qui sa grand-mère racontait Peau d’âne : un animal ? Le pauvre ! Il est mort ? Comment il est mort ? Pourquoi ? Le train est passé dessus ? Et maintenant, il est où ? Sous le train…Elle a dit ça la dame ?
Devant moi, un inspecteur à la retraite de services bancaires. 85 ans peut-être : chemisette aux fines rayures bordeaux et lunette aux bords métalliques de la même couleur. Cheveux rares. Depuis le départ il parle à tue-tête malgré les regards noirs lancés autour de lui : j’allais à Taïti. Beaucoup de personnels féminins. Elles sont toutes des demoiselles, mais peuvent déjà avoir cinq enfants. De jolies femmes. Une fleur sur l’oreille droite pour signifier – je suis fidèle – sur l’oreille gauche pour dire- je suis libre. C’est des pratiques. Une mise en garde, en quelque sorte. 20000 km au retour. On est passés par Los Angeles. Tout était éclairé. Des anges lumineux.
A Nouméa en Nouvelle Calédonie, sur l’Ile des pins où je m’étais rendu avec le président de la société filiale Paris Bas, nos chambres avaient été couvertes de fleurs. Tout le monde chantait. C’est sur cette ile que des insurgés de la commune avaient été gardés prisonniers. Intriguée, je me mets à chercher sur internet. La France avait signé en 1853 une convention avec le grand chef Vendegou. Un tiers de l’île avait été dédié au bagne. Déportation des vaincus politiques, pour la plupart issu de la classe laborieuse, ouvriers du bâtiment ou de la métallurgie, du textile et de l’imprimerie. Avec eux quelques malfaiteurs. Tous ces hommes entassés sur des grands transports à voile et à hélices, des grandes cages flottante. Brutalité des surveillants, promiscuité, mauvaise nourriture, punitions au cachot…
Le train repart sans prévenir. Je n’aurai pas la patience de creuser plus avant cette histoire. La mémoire des oubliés, n’est pas toujours au rendez-vous. Notre cheffe de bord annonce 25 minutes de retard. Elle sera disponible pour pallier les problèmes de correspondance.
J’écoute la petit fille. Elle semble avoir oublié l’animal, mais demande trois fois à sa grand-mère, si la maman de Peau d’Ane est morte et pourquoi. Elle était malade ? Le banquier lui continue de parler fort. Il revient d’un pèlerinage à Lourdes. Il a pour interlocuteurs, Antoine, bermuda beige, cheveux blonds cendrés, coupes avec des vagues qui tiennent naturellement et un couple mariée 90 ans environ, Marie Louise, coupe de cheveux ni fait ni à faire, chemisette avec imprimé en lignes pointillées, son mari dont je n’ai pas entendu le prénom, casquette noire sur cheveux parsemés. Ils étaient tous les quatre dans le même hôtel pour leur pèlerinage annuel à Lourdes. C’est énervant, dit le mari, de ne pas pouvoir avoir de leurs nouvelles. J’ai été voir mon medium. Il reçoit des nouvelles de ma belle-sœur décédée, Fiona. Il parait qu’elle est heureuse. Par lui, j’ai des renseignements précis. Moi, rebondit le banquier voyageur, je n’ai plus de nouvelles de mes parents, mais des visions. Parfois c’est le signe d’un mécontentement. Parfois c’est une sorte de bénédiction. D’un ton docte, il ajoute : ils viennent vous saluer et vous embrasser.
Le wagon commence à s’assoupir. Un homme dans le train depuis Bordeaux, s’était assis plutôt adroitement bien que porteur d’une canne blanche. Il avait ôté ses lunettes noires, puis avait palpé avec soin chacun des crayons à mine rangés dans une trousse. Il dessinait.
Son fils à côté de lui : ressemblance non pas frappante mais posture de familiarité, qui invite à le penser. Il actionne les extrémités des phalanges de ses doigts de main, en les pressant les unes contre les autres, comme pour stabiliser un tournis qui ne le quitte jamais. Le jeune garçon en face de lui est son fils : grosses lunettes, bras nus plein d’eczéma, bas de contention aux jambes. Il a fini le paquet de chips et mangé deux œufs durs. Les trois hommes de la famille portent les mêmes tennis, si propres, qu’on peut affirmer sans hésitation, qu’elles ne sont jamais aller bien loin. Lesley la mère croisée au wagon bar : une fine barrette argentée pour retenir sa petite mèche grise de devant. Epaisses lunettes rectangulaires qui lui rayent le visage. Elle parle avec gravité au téléphone en français. Georges son fils vient de sortir de l’hôpital. Elle est inquiète.
Elle revient à sa place, celle près de la fenêtre, l’œil vide, un peu rougi. Son fils se lève pour la laisser passer. Nul besoin pour cette petite communauté, de se parler. Tous se comprennent à demi geste et à demi- mot. A eux quatre réunis, dans ce train de nuit, ils forment un gros paquet de corps fatigués et maladroits. L’entre soi d’une solitude.
L’air de rien, et à partir de petits riens, ce wagon me devient familier tandis que la cavalcade du train m’emmène d’ici à là. Cet entre-deux, cette indécision entre les mondes, ce va et vient entre les vivants et les morts, je funambule dans ma somnolence.
à ce stade de la nuit, ma lampe frontale allumée, je tends l’oreille. Aucun bruit ou presque ne me parvient de ma galerie sous-terraine. Il fait froid et humide dans ces entrailles du 14ième dégotées il y a peu, rue de Gergovie sur un terrain vague en travaux. Mais c’est toujours mieux de dormir là que sur un trottoir. J’ai entendu dire que dans le dédale de ces catacombes, des ossements humains avaient été « rangés ». Je m’interdis de penser à ces millions d’âmes flottantes arrachées à des cimetières trop pleins. Je ne peux m’en empêcher malgré tout, et j’en tremble. « Allah yahmini » !!!
En me glissant sous ma couverture, je saisis de mes doigts gourds, l’enveloppe dans ma poche de pantalon, et en sort ma vieille missive. Retrouvaille immédiate avec ce parfum d’histoire ancienne, entre humidité du papier et poussière accumulée aux pliures. L’écriture reste encore lisible malgré l’encre du stylo-bille estompée par endroits. Ce cri assourdi de mon existence, parviendra-t-il un jour « là-bas », dans les mains d’un Algérien ou d’un Kabyle ? Comment faire entendre au moins une fois avant de mourir, l’histoire de mon itinérrance ?
Une goutte d’eau vient de tomber depuis l’interstice caverneuse au-dessus de moi directement sur ma lettre. Je l’éponge aussitôt avec un chiffon posé là au cas où. Chaque soir j’en murmure tel un psaume, un extrait au hasard. Souvent c’est ainsi que je finis par trouver le sommeil. Ma mère Aïcha, elle, c’était son dhikr[2], qu’elle ressassait comme une boit-sans-soif : le matin au réveil devant son quahoua ; plus tard en épluchant ses pommes de terre ; et à la presque nuit en reprisant au coin du feu…
La veille, j‘étais allé écouter mes montagnes kabyles baignées dans la tiédeur du soir. J’avais joué longuement de l’harmonica pour mes bêtes. A l’aube, pas même eu le temps de boire mon bol de lait juste sorti du pis de ma chèvre. Souvenir de cette odeur chaude et réconfortante au fond de mes narines. Elle me sauvera bien des fois.
Dans mon baluchon, ma mère avait mis l’harmonica du père, quelques kasra et makrouts emballés dans un torchon à l’odeur savonneuse. Sa bouche édentée n’a dit mot. J’ai enfoui mes lèvres dans ses joues flasques encore plissées de sommeil. J’ai une dernière fois embrassé ses mains marbrées de henné. Puis dans mon uniforme rutilant, j’ai suivi le recruteur sans me retourner.
En partant, quelques secondes, j’ai eu peur de me retrouver un jour en photo aux côtés des trois anciens de la famille en uniformes, encadrés dans la seule pièce de notre gourbi, entre quatre bouts de bois tenus par des ficelles. Mais j’étais secrètement heureux d’aller découvrir le monde avec les français et gagner autrement ma vie grâce à mon nouveau statut de soldat. Je ne connaissais pas encore le prix à payer de cette échappée prometteuse.
Devenu un supplétif, sur ordre des Français j’ai tiré à bouts portants, sur les « traitres », mes frères, leurs femmes et leurs enfants. Nous n’étions les harkis, qu’un docile bétail humain. Tête basse en 1962, j’ai pris mes jambes à mon cou pour éviter le massacre. J’ai fui mon pays.
Bientôt m’arrivera le ronronnement d’un moteur de taxi à l’arrêt. J’attendrai son départ. Je profiterai encore de ces quelques minutes dans ma couche chaude. Les camions poubelles commenceront à défiler dans la ville encore endormie. Je devrais me lever pour trouver ma pitance du jour. J’enfilerai mon anorak pour éviter que l’air frais de ce premier novembre ne transperce ma barbe piquante. Je soulèverai le panneau de bois qui me sert de toit, et me dégagerai de ma planque en me hissant incognito à la surface. J’ai vieilli. Même ce petit exercice du matin me devient douloureux. Je traverserai la rue Raymond Losserand. Je marcherai dans la douceur spongieuse de mes vieux godillots qui n’ont jamais le temps de sécher. A chaque pas je m’entendrai couiner. La tête enfouie sous ma capuche, je ne regarderai pas autour de moi. On me klaxonnerait. Je mourrai bientôt. Attendez encore un peu.
C’est la Toussaint aujourd’hui. La « Toussaint rouge » en Algérie…. Premier novembre 1954 : le vrai début de la Guerre civile avec sa suite inéluctable d’ennuis pour moi et ma famille…
à ce stade de la nuit, appuyée à la fenêtre de ma cuisine, tout en avalant une dernière gorgée de café, je goûte au silence de l’aube. J’aime me laisser glisser dans cette tiédeur du soleil occulte.
En ce jour férié, les travaux de ma rue sont à l’arrêt : pas d’attaques de marteaux piqueurs, et ce matin, même le grincement de l’ascenseur s’abstient – en panne depuis hier ! Du haut de mon 8ième étage, la vue est dégagée. Le restera-t-elle au moins en partie après la construction du futur immeuble d’en face ? Ces lignes de bras de grues à l’arrêt qui découpent l’aurore, on dirait des cannes à pêche géantes. Je pose ma tasse vide.
Mon regard se dirige incidemment, là-bas, sur la gauche, un peu en retrait du terrain. Je zoome. Il me semble voir une large planche se soulever lentement. Oui… un homme en anorak, une chemise à carreaux jaunes et noires qui en dépasse … L’individu regarde autour de lui, lève sa tête couverte d’une capuche. Il semble me fixer. Je m’éclipse aussitôt derrière mes rideaux, et comme prise sur le fait d’une intimité coupable, l’observe encore. L’homme recouvre adroitement le trou duquel il vient de s’extraire, et avec lassitude s’approche en boitant d’une poubelle pleine.
Je glisse deux clémentines dans mon sac juste avant de fermer ma porte d’entrée – elles auraient dépéri si je les avais laissées sur la table de la cuisine pendant dix jours.
Sans réfléchir je m’approche de l’homme debout devant une poubelle et les lui tends. Ses sourcils fournis se plissent d’un coup. Son front bosselé, ses joues creusées, me font penser à un vieux masque vénitien oublié dans un coin. Comme s’il s’apprêtait à jongler avec, l’homme glisse les clémentines miraculeuses dans sa paume gauche et de sa main droite va fureter nerveusement dans sa poche d’anorak. Il s’avance un peu plus vers moi. Un peu trop. Je tente de regarder ailleurs. Je recule ostensiblement. Je voudrais que l’homme parte vite maintenant, mais il ne bouge pas. Il est sur le point de me parler. Mais de sa gorge ne sort qu’un raclement, une voix encavée depuis longtemps. Surpris l’un comme l’autre, nous restons quelques secondes sans bouger.
J’aperçois au loin le clignotant du taxi. Je lui fais un signe de la main. L’homme fait aussitôt volte-face. Jean sort du taxi, me rejoint, me claque un baiser goulu. Avec son emphase habituelle, il range ma valise dans le coffre. Il pleut. Je cours me réfugier dans la voiture. J’avais regardé la météo hier. A Alger il fera beau. Je jette un dernier coup d’œil dans le pare-brise arrière. L’eau ruisselle à grosses gouttes. L’homme est sous l’avant toit d’un magasin de fleurs. Il épluche une des deux clémentines avec à la fois, empressement et précaution. Le taxi démarre.
Jean est assis à mes côtés, cherche mon contact. Entre lui et moi, il y a eu un opaque dédale amoureux : une trop sage infirmière et l’amant artiste imprévisible. Quand il m’a proposé ce voyage, j’ai hésité et puis j’ai fini par dire oui : tu pourras découvrir l’Algérie autrement qu’en touriste .
à ce stade de la nuit, ma tête tourne. Je la cale plus profondément entre deux oreillers plumeux. Les bouffées d’air métronomiques de mon respirateur s’affolent un instant. Une lumière rougeoyante bouillonne telle une lave derrière mes yeux. Entre ses apparitions et ses disparitions, des regards se baladent, hagards. Ils me cherchent tous, moi le moribond myopathe. Mon pays est comme moi, sans muscles, il ne marche plus. Mon lit est un point de ralliement d’humains meurtris, ex-membres du F.L.N, pieds noirs, pères et mères, sœurs endeuillés, amis étudiants, voisins sans espoir. Ils cohabitent tous avec notre histoire fracassée. A mon chevet, ils réalisent, qu’eux au moins, parlent, marchent, peuvent adopter à chaque instant la myriade de petits gestes quotidiens aussi essentiels qu’anodins. Alors, le temps d’une visite, ils deviennent capables de lâcher prise, un peu, de laisser frémir entre eux, quelques bribes de leurs secousses mémorielles.
Je sommeille, survole des mots à peine articulés soufflés depuis la fenêtre de ma chambre. Ils s’accrochent un instant au lierre grimpant, tout vert, seul point de lumière de la lourde façade pierreuse d’une masure abandonnée, puis se suspendent à des nuages de cendres. Cette kyrielle de voix disparaît derrière le touffu feuillage d »un grand arbre, plus loin. J’ai peur.
Je sursaute. Mon corps est-il assoupi ou éveillé ? La durée du temps est un gouffre. J’attrape ébahi les filaments déjà trop lointains de mon rêve. Je réalise cette fois encore. Tous ici, nous portons au cœur de nos cellules, les sourdes mais bruyantes histoires de nos ancêtres. Nos lignées ennemies ont opté pour l’oubli. Nos corps font ce qu’ils peuvent avec ces silences meurtris.
D’un bond, je voudrais m’arracher de ma couche. Vacillant, je me rendrais à la cuisine. Appuyé contre l’évier, les doigts engourdis, j’attraperais un verre dans le placard et boirai quelques gorgées d’eau.
à ce stade de la nuit, jean dans son lit, l’imagine dans ses bras. Exténuée et haletante, elle lèvera sa tête vers lui. Sansattendre de réponse, d’un filet de voix il lui chuchotera : Mieux vaut réparer les vivants que les morts, non ? Elle ne répondra rien, soupirera. Lentement, ils feront l’amour. Elle s’endormira les paupières calées au fond de son oreiller.
Il allume l’abat-jour en éventail, décollé de son socle près du bureau, d’un gout douteux, comme tout le décor de cette chambre. Son couvre lit est tombé au sol sur son pantalon et ses chaussettes. Il se rue sur un de ses stylos…
J’ai 40 ans, comment croire encore ? Je hais l’empire colonial français et pourtant en suis issue ! Ma vie de pied noir, colon de gauche, n’est que contradiction. Si peu d’instants de répit ! L’alcool …Je reste seul avec mes failles. Les quelques femmes rencontrées ne m’accompagnent qu’un soir. Ai-je encore la force d’une humanité à défendre, qui reposerait sur l’amour ? A 61 ans, je reviens encore en Algérie ! Je n’en finis pas de raconter ce récit jusqu’à l’insupportable malgré la diaspora qui à Paris chante l’exil en dansant. J’ai mal à mon corps devenu aussi dur qu’un caillou. Je suis prisonnier de mon nihilisme, incapable d’empêcher les reflux des tourbillons morbides de cent cinquante ans d’une colonisation fratricide et de la décennie noire qui s’en est suivie. Je replonge sans cesse dans ma gerbe coloniale. Images d’effroi : les femmes s’enduisaient de merde pour ne pas être violées. Les couilles mutilées d’hommes ordinaires étaient crochetées aux branches des arbres. J’étouffe des secrets de mes deux familles, des secrets de mes deux pays. Qui voudra, pourra débroussailler cet écheveau, dévoiler la page ? Qui pourra la tourner ?
A ce stade de la nuit, perchée sur la colline au-dessus du port d’Alger, partout des poussières d’âmes s’allument. De chaque côté des ruelles, des pans de murs s’appuient l’un contre l’autre comme pour être sûrs de tenir encore debout ; au détour d’une allée, d’inextricables enfilades de traverses en métal, d’échafaudages et de travaux d’étaiement, coiffent et retiennent des façades éventrées de maisons ; des fils à linge et des draps mouillés suspendus dans les encadrements de fenêtres vides, flirtent avec des fils électriques ou téléphoniques ; ces restes de logement aux parois chancelantes déploient des couches superposées de peintures ocres ou bleutées et des pelures de tapisseries délavées. Décomposition vivante : comme autant de parchemins géants à ciel ouvert. Un palimpseste en dialogue, ici avec une affiche de Bouteflika affublée d’une accusation de mafieux, là avec une ancienne porte en bois à l’arche mauresque, devenue une vulgaire plaque en métal grise recouverte de décalcomanies miniatures sortis d’une boite de lessive. Au travers des barreaux d’une rambarde branlante, la vieille dame au sourire édentée, accoutrée de son éternelle jupe à l’élastique en bout de course et de son tricot aussi distendu que ses seins d’ancienne mère nourricière. Quatre prunelles brillantes de chats. Une chaise roulante pour handicapé entreposée dans un coin.
Traversée du dédale de venelles situées sur la haute-Casbah, puis du terrain vague et des vestiges d’une fondation à même la terre. La nature y a repris ses droits au milieu d’un tapis de vieilles bouteilles, de poches en plastique, de gravas et de pots de peinture rouillés ; des buissons touffus et secs s’agrippent ici à la carcasse d’un chauffe-eau à gaz, là, aux montants métalliques d’un sommier de lit. Quelques mètres plus loin, dans une ruelle, un homme vide une poubelle municipale dans de larges paniers portés par son âne. Des drapeaux algériens.
Je grimpe les escaliers vers la fontaine en trottinant d’un pas sautillant et vif, mon immense cage à oiseaux d’une main et en bandoulière sur l’épaule, ma mandoline. Mes amis réunis devant la plaque commémorative posée dans une embrasure ornée de motifs sculptés : « Des révolutionnaires de la Casbah ont été guillotinés le 20 juin 1957 à la prison de Barberousse, par les Français… ». J’arrive avec mon costume cravate et le chapeau traditionnel. Aussitôt acclamé de tous. Je salue à la volée, caresse le plumage multicolore due mon volatile. Moment en suspension, interrompu par le seul bruissement des ailes de l’oiseau qui s’agite. Je me mets à entonner le premier chant, et d’un piaillement tout oriental, l’oiseau m’accompagne au rythme des pincées de corde de mon instrument. Chef de chœur, poète des rues de la casbah j’entraîne tout le monde peu à peu. « Maknine, maknine… ». Maknine, le nom algérien de mon chardonneret, une histoire d’amour, le confident des histoires intimes de tous mes frères de combat. Ses plumes pansent notre liberté perdue.
D’autres voisins sortent alors, l’un son harmonica, l’autre une derbouka. Tous les casbadjis se mettent à suivre cette mélopée Chaabi. Femmes et enfants viennent grossir les rangs. La musique propage son déchirement partout aux alentours. En transe jusqu’à ce que le chant de l’Imam nous interrompe et prenne le relais. Alors, la foule, telle une nuée de chardonnerets se volatilise vers la Mosquée.
à ce stade de la nuit, Zineb rentre chez elle seule à pied, son walkman sur les oreilles. Les rues sont encore pleines des turbulences festives de ce premier novembre. Elle marche d’un bon pas. Elle sait baisser le tête comme on l’attend d’elle. Des attroupements d’hommes ici et là rient à son passage. Leurs regards la déshabillent même si tout le monde dans le quartier la connait. Elle voudrait crier. La nuit s’obscurcit vite. Le pas de Zineb s’accélère. Sentiment qu’un danger lui coure aux trousses. S’autoriser à entrevoir un autre elle-même qui n’aurait plus peur, qui ne serait pas empêché de vivre et de désirer. Le temps d’une seconde coupable, elle imagine fuir son pays, s’opposer à l’évidence du mariage…
En se couchant, elle reprend la lecture du roman de Kateb Yacine « Nedjma », abandonné depuis plusieurs mois sur sa table de nuit. Quelques pages lui suffisent pour tomber rapidement dans un profond sommeil. Le visage et la voix d’un homme couché au-dessus d’elle, une nuit de garde dans son hôpital… Un froid glacial colle à son tee-shirt.
Elle se réveille en sueur, se promet de rester à l’affût, toujours à pied d’œuvre avec ardeur, de continuer de labourer, avec ou sans terre, de tracer son sillon entre les ombres des siens (mais pas que…). Certes, elle cligne un peu des yeux quand la lumière se fait trop intense, quand les mottes de terre deviennent rocailleuses, mais elle reprend toujours son souffle, même sur la souche d’un arbre mort. Et jamais elle ne se tait longtemps. Ses mots, tels les socs d’une charrue, creusent même les friches les plus arides. Les graines que qu’elle y plante rendront plus prospères les récoltes de ceux qui emprunteront après elle, ce chemin.
à ce stade de la nuit, le jour perce à la fenêtre et elle entend les pompiers en bas de l’immeuble. Elle sort en robe de chambre. Un attroupement devant le 17, l’immeuble en construction en face de chez elle. Un homme avec une chemise à carreaux, un vieil homme, tout en haut de la grue menace de sauter. Les pompiers essayent de l’en dissuader. … Il saute.
Elle rentre toute chose. Bon, elle est réveillée, alors elle sort les poubelles. Quelqu’un doit être malade dans l’immeuble, parce que ça sent le désinfectant, un désinfectant d’hôpital. Une vraie puanteur, quelque chose de bien. Pas son désinfectant pour nettoyer partout dans l’immeuble. Celui-là, il sent bon et elle le connait bien… Non, là, c’est vraiment un désinfectant de malade.
« Abdallah ben Mohamed ben Malik » ; elle apprendra son nom par l’Infomag mensuel du 14ème. Un petit encart entre deux pubs : « La garde de nuit de la Police du quartier, a débusqué un SDF algérien frigorifié, caché dans une ancienne carrière rue de Gergovie. Il y « vivait » manifestement depuis le début des travaux d’un immeuble en construction… ».
Maryline trouve dans sa boîte aux lettres une carte postale reçue hier, envoyée par la locataire du 8ème. Gentille celle-là. Elle l’accrochera au mur de sa loge. Elle l’avait prévenue qu’elle partait en Algérie. Elle s’était penchée hier matin tôt pour caresser vite fait Aiga. C’est comme ça dans son immeuble. On passe devant sa loge.Quand le rideau blanc à dentelles est tiré, la loge est fermée. Quand le chat est sur le comptoir, on se dit bonjour.
La nuit dernière ? Rien de particulier. Je n’ai pas grand-chose à raconter. Y avait les algériens et les gitans comme souvent, c’était gai, plutôt calme…Il se passe des fois des fêtes ici le soir, ça se termine tard oui, on danse, c’est des soirées improvisées, ça tombe comme ça. Oui hier c’était une soirée comme il peut y en avoir dans tous les bars quoi, y a des filles qui viennent, les garçons sont là, ça fait osmose et…Mais bon, j’sais pas, je n’ai pas grand-chose à raconter…Dans le café hier ? Oui. J’avais posé un gros bouquet de lavande sur le bar et y avait votre mec là, celui qui s’est jeté de la grue, un algérien. Il était derrière le bar et il a fait, ‘Oh de la lavande, comme dans mon pays ! ‘ Je ne sais pas pourquoi, je lui ai dit, ‘ben tiens’, et je lui ai donné mon bouquet de lavande.
Sincèrement vous voulez savoir ce qui se passe dans le quartier Monsieur le policier ? C’est depuis l’ère Mitterrand que le quartier, il est foutu ! Avant c’était vraiment le 14ième, c’était un village ! Le soir, on descendait dans la rue de l’Ouest ou à côté, les gens étaient à leur table et puis on mangeait tous dehors ! Tous les soirs, le musicien, il sort son accordéon, hein ! Ça c’était avant Mitterrand, avant Mitterrand, il n’y avait pas de racisme ! moi, je suis compositeur, et je joue un peu de la contrebasse, un peu de la guitare, un peu de l’orgue … je ne chante pas, je compose. (En chantant) Vive la France, vive la France, vive la France et ses français ! Non, je n’en veux à personne. Combien d’années de massacres, de déportation, d’esclavage ? Y a cette ligne blanche là, vous savez, si on est mat, si on a l’air d’un bougnoule, c’est fini, on n’est rien ! Mais moi, je suis heureux, plus de colère, non, plus de colère. Pourtant, il y a de l’injustice, ici dans le 14ème. Je peux vous montrer moi des algériens… ça fait 17 ans, 18 ans qu’ils dorment à deux dans une chambre de neuf mètres carré, toute pourrie ! Et l’extrême droite israélienne ? Je ne comprends pas ! Vous comprenez quelque chose, vous ? Et les plus hypocrites, c’est les faux français, ceux qui ont trois, quatre nationalités. Vous imaginez ? vous prétendez être français, vous avez une nationalité marocaine, algérienne, tunisienne, israélite, … canadienne ! Comment vous voulez être français, je ne comprends pas moi. Il y a quelque chose qui ne va pas, n’est-ce pas ? Moi je ne peux pas être français, je ne suis pas français, je suis algérien ! J’ai quatre enfants en Algérie et un autre né en France d’un deuxième mariage. Celui là né ici, il est français. Ceux qui sont nés là-bas sont algériens ! Ça s’arrête là !
Les français, où sont les français ? Ils l’ont dans l’baba comme nous maintenant. Ils sont dans la rue comme nous, pauvres malheureux, clodos, toujours à droite et à gauche comme moi. En Algérie, je travaillais à la télévision algérienne, j’étais bien, super bien. Une fois la mort de notre père, c’était fini ! On est devenu les traîtres, les beniouioui, les fils de français. Ils nous ont chassés d’Algérie. Là-bas les lèches cul de la France, ici les bougnoules. En Algérie, je n’avais travaillé que la musique. Je suis musicien. Cette année, ça va s ‘arranger, j’ai dit. Et maintenant, ça fait plus de 60 ans. Ni algérien, ni français, j’suis rien, mais toujours musicien. Ah ouais, ah ça, ouais !
A ce stade du jour, quelques rares éclairages de phares de voitures, traversent les persiennes. Leurs contours brisés se faufilent par les lattes des volets, frôlent un instant les murs de la tapisserie proprette, disparaissent en bout de course dans le cadran sombre de la télévision éteinte.
Lyed aurait eu 45 ans aujourd’hui. Son bracelet-montre posé sur sa table de nuit, poursuit son tic-tac insistant. Poliment recroquevillée sur une chaise près de la porte de la chambre restée ouverte, les fines lèvres sèches de Zineb semblent susurrer la prière du muezzin. Il n’en est rien. Elle égrène son chapelet secret, se répète cette phrase que Lyed lui a adressé au travers de sa canule, juste avant de perdre définitivement haleine : « Tu seras celle qui ne pleurera pas… ». Ne pas pleurer, tout est là !
L’air dans la chambre est devenu irrespirable. Zineb étouffe ! Il n’est que huit heures, mais il fait déjà chaud en ce mois de juillet à Cheraga. Elle a hâte maintenant d’aller en cuisine préparer l’accueil des nombreux visiteurs qui arriveront après l’enterrement. Elle décide de s’extraire de la chambre la première, se fraye un passage près du lit, se penche sur la tête de Lyed. Une dernière fois, elle dépose sur son front froid et cartonné, un baiser qu’elle veut pulpeux, et lui chuchote : Tu as fini de vivre Lyed… Moi, je ne saurai pas comme dit ce proverbe juif que tu aimais tant répéter, faire rire avec la politesse des désespérés. Mais, j’avais promis, je n’ai pas pleuré !
Zineb file à la fontaine de la cour pour se rafraichir sous le citronnier. Les sœurs, belles sœurs et la mère de Lyed, l’y rejoignent en grappes trainantes. La mère chuchote encore pour elle-même. Le clapotis de l’eau berce son murmure : « Notre citronnier est exceptionnel, comme Lyed. Il a toujours donné des fruits en toutes saisons. »
Le frère et le père du défunt sont à l’avant, Khalil – frère d’armes de la famille, et Jean – l’ami français, à l’arrière. Tous les quatre sortent de la maison en portant à bout de bras la civière. Les femmes, les mains impatientes de trouver bientôt dans l’épluchage de légumes un répit à leurs longues heures de deuil inactives, tel un chœur antique porté par quelques derniers sursauts de pleurs fatigués, sont regroupées sur le pas de la lourde porte d’entrée. Le linceul blanc s’éloigne, baigné dans la clarté innocente du jour. Le convoi funéraire entonne le takbir Allahou Akbar en direction de la sépulture.
Deux jeunes gens plongent d’un bond dans la tombe déjà creusée, et comme la coutume le veut, découvrent une dernière fois le visage du défunt. Ils tournent pieusement le corps sur le côté vers la Ka’aba, puis remontent lestement à la surface. Les vivants, debout en contre plongée au-dessus du trou, ne s’alignent désormais avec le mort, qu’à la perpendiculaire.
Coude à coude face au trou excavé, le large éventail du chœur funéraire récite sans relâche la chahada. Sur le cailloutis brulant de l’allée, la membrane humaine se déplie à chaque piétinement de sandales hésitantes. Elle ouvre le passage aux proches masculins du défunt qui avancent un à un vers la tête spectrale du mort pour lancer leurs trois poignées de terre.
Seul le quarante-cinq de pointure des chaussures en cuir de Jean, suspend le rythme épuré du rituel en cours. Enveloppé dans un élégant trois pièces sable en lin, il accroupit ses cent kilos transpirants, à l’extrême bord de la fosse. Dans un roulé-boulé ventru, Jean s’affale d’un bruit mat au bord du trou en lâchant une de ses sanguines insultes. Instantanément un souffle outré se répand dans toutes les pliures de la religieuse assemblée.
Le bras frêle et néanmoins secourable de Khalil resté aux côtés de Jean, empêche de justesse Jean de chuter dans la fosse. L’ami de toujours, penchée vers le corps du défunt, a même le temps d’entrevoir les coulisses du regard goguenard de Jean et de le suivre furtivement jusqu’au fond du précipice mortuaire. Il découvre alors l’entourloupe et un sourire arque ses pieuses lèvres. Une fois encore, vieux grigou, tu as habilement réussi à jouer un de tes tours ! s’est dit Khalil.
De la motte de terre compacte, lancée pendant ce tohu-bohu poussiéreux et grotesque, dépasse un morceau de papier à peine visible…
Le long trajet en train lance une dérive à la Butor… on gravit les pistes escarpées, on rentre dans les entrelacs de la mémoire, contre l’invisible qui fait mourir 9 fois en 9 nuits, alors le train pris dans la nuit, pour sauver la mémoire, l’oreille penchée sur les folies braillées d’un homme, les questions de la petite fille, l’article qu’on lit avidement pour savoir, ce qui se tramait là-bas, là-bas toujours si loin si proche
« Tous ces hommes entassés sur des grands transports à voile et à hélices, des grandes cages flottante. Brutalité des surveillants, promiscuité, mauvaise nourriture, punitions au cachot… »
et puis Kateb Yacine, la langue kabyle dont on rêve la traduction, les citronniers, les ombres, les sépultures, les meurtrissures, les tortures infligées qui pendent aux arbres, l’identité démultipliée, la fraîcheur des montagnes, et puis la ville de Montparnasse, son village à musique… le théâtre du monde,
rassembleur
Merci !