à ce stade de la nuit, je lève les yeux, garde une main sur mon livre pour ne pas perdre la page et de l’autre, retourne d’un geste vif le verre sur la mouche qui vient de tomber du plafond. Le grésillement cesse dans la lumière de la boule en papier suspendue au dessus de la table. La mouche se remet sur pattes et se dirige vers la trainée de vin rouge restée sur la paroi. Je termine le chapitre, glisse ma main sous le verre, et, par la fenêtre ouverte, rend la mouche à l’air chaud de la nuit.
à ce stade de la nuit, je cherche ma sacoche, prends le paquet de cigarettes et ouvre la porte-fenêtre du balcon. J’abrite la flamme bleue du briquet au creux de ma main, allume la cigarette et m’accoude à la balustrade. J’aspire juste ce qu’il faut d’air pour faire rougeoyer la braise et laisse la fumée s’échapper de ma bouche sans la souffler.
à ce stade de la nuit, je traverse la ville par les boulevards, déserts à cette heure-ci. J’évite le périphérique, la tentation de rouler trop vite, appuyer à fond sur l’accélérateur et prendre la grande boucle de la bretelle à la limite d’adhérence des pneus.
à ce stade de la nuit, je lave les verres collants de sucre que les filles ont laissé sur la table de la cuisine avant de sortir en boîte. Elles ont pris le dernier tram pour rejoindre les quais et m’ont promis de prendre les vélos de la ville pour rentrer. J’essore plusieurs fois l’éponge, me sèche les mains, tourne dans la cuisine, cherche ce qui pourrait, quelques instants encore, justifier que je n’aille pas dormir. Je vérifie, mon portable connecté en mode sonore, jette un œil machinal sur les prévisions météo, puis me dirige vers ma chambre.
Pour une fois, c’était ma fille qui m’avait proposé une sortie cinéma. On était arrivé un peu juste, un multiplexe, je n’avais pas envie de voir s’enchaîner pendant un quart d’heure les pubs et les présentations de blockbusters. La salle, petite et presque pleine, nous avions trouvé deux places au troisième rang, trop près de l’écran. Je m’enfonçais profondément dans le large fauteuil rouge pour ne pas trop me casser la nuque. Virgin Suicides. Le titre aurait dû m’alerter. Dès le début, Cecilia, une des cinq sœurs d’une famille bourgeoise américaine, s’ouvre les veines et rate son suicide. Quelques scènes plus tard, elle se jette par la fenêtre. Rien n’est vraiment montré et la jeune morte semble dormir paisiblement. Je pleure. Je suis dévastée. Ma fille ado assise là, à côté de moi, je voudrais la prendre dans mes bras et lui dire que le désespoir non, le désespoir non. Je n’ai pas vraiment regardé la suite du film. Il y avait tout ce rose, des peluches, les quatre sœurs tellement blondes enfermées dans cette grosse maison. Leur ennui qu’elles traînaient de chambre en chambre. Le regard impuissant des garçons. Seule la présence de ma fille m’importait. A la sortie, les lumières bleu électrique du hall et l’odeur de sucre ajoutent à mon angoisse. L’obscurité de la nuit tombée tôt me soulage. Ma fille prend ma main et me sourit d’un sourire de petite fille « c’était tellement triste ».