# recto/(verso) # 03 | cinéma

il était une fois il y a cinquante-cinq ans mon frère qui faisait des études de mises en scène de télévision, il y a Erroll Flyn et Trevor Howard ou Alan Ladd, il y a Rome ville ouverte

(j’aimerais tant n’en pas oublier…)
et Anna Magnani qui ressemble à ma mère, il y a la chambre 15 de ma tante pour les épreuves de Rollin, le son les images, il y a les turpitudes et la petite planchette d’un routier destinée aux auto-stoppeuses « pas cucul pas toto » du même ordre que les frères weinstein ou d’autres, le cinéma c’est ça, il y a les trahisons et les humiliations, il y a les autres changements de direction les produits opiacés les redites les pertes les abandons les meurtrissures les plaies jamais fermées ou fermées à jamais, il y a la joie de vivre, le vendeur d’huile d’olive sur une des presqu’îles du Péloponèse, et le promontoire du Gargano, le voyage en bateau pour l’anniversaire de G., les îles les trains les rires les maux de dos les genoux qui lâchent les suées les humeurs et par dessus tout ça un bon bain chaud et il n’y paraît plus rien de Claudia Cardinal, il y a et il y aura toujours Amália Rodrigues mais toi qui t’en vas, il y a du bruit dans l’escalier, des cris et des pleurs, des signes des joies à nouveau, il y a ce mois de juillet où, du côté de Berlioz mon frère encore lui, enlève énervé le mouchoir en forme de calot qu’on veut lui poser sur la tête, il y a son regard vers le mien et mon sourire vers le sien, il y a mon oncle et ses lunettes noires à grosse monture qui lui mangent tout le visage qui conduit sa grosse berline anglaise bi-ton vert qui nous emmènent et ce n’est pas par pure superstition dans un bar trop cossu du bois de Boulogne où il commande pour tout le monde, ses nièces et neveux, sa sœur et lui, du cognac ou du whisky si tu veux choisir il sourit sa sœur à ses côtés a les yeux vaguement gonflés, il n’enlève pas ses lunettes passe sa main sur sa joue humide, il y a du côté de Moreuil un entrepôt de pneumatiques qu’on compte à la fin du mois d’août pendant une semaine de soixante quinze ou quatre-vingts heures, il y a la volonté et la foi, la loi et le pays l’armée la nation le fusil la revue de casernement comme la garde de nuit, il y a les chansons qu’on entonnera dans la 4L, celles qu’on criera dans les rues, les bras d’honneur et les poings levés, les cris les pleurs les joies les chutes, et il y a aussi les films, toujours les films, les Freaks et cette Nuit des forains et cette Strada où Giulietta en Gelsomina meurt seule dans la paille, la puissance et la gloire (c’est un titre ça), mais de littérature il ne me vient rien, il y a pourtant Hadrien au moins et ses mémoires, au noir cette œuvre et il y a le petit Marcel en bas des Champs-Élysées qui pourrait tout à fait s’il n’y avait ce satané temps qui ne cesse de s’écouler croiser le petit Georges pendant sa fugue, il y aurait aussi le violon et la cocaïne d’Holmes tue et l’érotomane qui, en sept jours ou sept nuits ou les deux, produit cette histoire d’un letton prénommé Pietr, il y a aussi son amitié avec Federico, le suicide de sa fille et le rapt de la fille de celui qui peignait de San Antonio et son Béru, et le noir et le reste du monde, toutes ces guerres ces flots de sangs ces membres arrachés ces montagnes de poussières on y retournera de toutes les manières, de quelque manière que ce soit, toutes ces étoiles et toutes ces galaxies, il y a ces revues de science-fiction lues par mon père, les Fictions et les Galaxies justement, il y a cette bibliothèque construite dans la chambre du haut, les livres de poche par centaines, les Pléiade et la bouteille de Cointreau, en bas du confiturier au coin de la salle à manger, il y a ces deux chiens, l’un blanc l’autre noir sur l’étiquette de la bouteille, ce samedi-là, il faisait si clair il faisait si doux disait monsieur William, il y a la fille de Jean-Roger Caussimon qui se pointe vers cinq heures du matin au Trocadéro pour compter les voyageur.es et qui, comme deux gouttes d’eau différentes pourtant, lui ressemble dans son si léger sourire dans la nuit lorsque, la voyant arriver, lui ayant demandé son nom, j’évoque son père et son amitié avec Léo, il y a tous ces gens, ces filles ces garçons, cette jeunesse qui cinquante ou soixante ans plus tard, il y a surtout, surtout, il y a cette formidable farandole, c’est cette fin de film qui émeut toujours aux larmes, cette vision magnifiquement optimiste de la vie qui va, qui court et qui rit, toi et ta main sur mon bras, cette multitude qui descend de ces échafaudages qui ne viennent de rien quand on lève le rideau, immense et blanc, cette multitude qui descend en parlant, en riant, s’avance et va vers la vie, va vivre ces milliers d’amours et de joies, ces milliers de vies et ces milliers de figurants, ces milliers de silhouettes qui s’évanouissent en sortant du champ, ces images magnifiques, ce qu’il y a c’est ça et c’est tout

oui
Oui me dit-elle ouvrant ses jambes et je l’aimais tu sais mais elle non ou pas tant que moi ou j’en sais rien, viens oui, je vins – mais quelle erreur, quelle turpitude, quelle tristesse (il y avait un truc qui disait post coïtum animal triste) – je ne sais plus, différemment ? je ne sais pas, quelque chose avec Patrick Chesnais (son fils revient, comme un fantôme) qui dansait le tango ou qui était fait roi quelque chose qui me conduit toujours parfaitement à ce L’homme qui voulut être Roi il me semble deux de mes silhouettes favorites, Sean Connery et Michael Caine – à cause de James Bond et du Limier – il y avait aussi Stanley Baker – oui, des gens que j’aime sans doute comme je l’aimais elle, une espèce de goule, d’illusion, une erreur peut-être mais je l’aimais, tant, oui, une disposition différente probablement, pourtant oui disait-elle et je l’aimais tant comme on tente de croire que le monde existe vraiment, la nuit toute la nuit et encore oui – oui – encore – oui – tu te souviens ce nous nous sommes tant aimés des garçons et des filles, ou ce parfum de femme formidable où Vittorio disait « regarde les pieds » un peu comme les chansons le cinéma ne parle que de ça, l’amour, les autres, il n’y a que ça qui existe – que ça – oui, oui – c’est à sa façon qu’elle m’aimait et nous autres avons nos façons, chacune comme chacun et nous nous entremettons pour tenter de garder quelque chose de vrai entre nous, toi comme moi, oui disait-elle et moi même aussi oui disais-je oui – ou alors me suis-je trompé fourvoyé comment savoir ? parfois je me demande, c’est loin, c’est vrai – loin un peu comme le cinéma, comme le Faux contact mais elle n’y apparaît pas – mais oui m’a fait à elle revenir je crois qu’elle apparaît aussi dans quelques autres replis des textes, je transplante, je translate, j’euphémise et je cache je l’aimais tant parce que ça n’a pas à être dit – ce sont des choses qui se vivent, où était-ce tu te souviens Paris quatorze quand était-ce quatre-vingts peut-être bien et pas une seconde les choses vraies d’alors (par exemple crâne d’œuf qui va perdre) (mais ça a été la même chose avec Tien an men quelques années plus tard) pas une seule chose du monde des vivants n’effleurait cette réalité-là – je me souviens de cette chanson qui faisait « oui j’arrive/ bien sûr j’arrive » c’est l’idée qu’aujourd’hui j’en ai ou que j’en garde alors que dehors, oui, il fait un temps splendide parce qu’il fait toujours un temps splendide quand on s’aime (c’était quoi, déjà, Michel Legrand et Nana Mouskouri ? on peut se croire à New-York cinq heures du soir five o’clock ?) – alors oui je ne veux rien oublier mais tous les soirs et toutes les nuits le monde s’échappe, je dors rêve m’enfuis dehors le vent et les étoiles ou la pluie et le noir, vaguement le sentiment qu’il ne restera que la musique, je me souviens qu’elle me disait qu’elle avait rangé sa bibliothèque à un moment par ordre alphabétique, je me souviens du boulevard du Montparnasse et de cette petite rue qui en descend où je l’attendais et il y a quelque impudeur à parler de ça, oui, à d’autres – à des étrangers et peut-être pire encore à des étrangères – oui peut-être quelque chose de ce genre – oui ce mot-là oui c’est ce mot-là la musique de sa voix sûrement (fumait-elle ? je ne sais plus) ce mot-là oui comme une espèce de merveille de joyau de bijou oui

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10" et le site plutôt là : <a href="https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

9 commentaires à propos de “# recto/(verso) # 03 | cinéma”

  1. « ce qu’il y a c’est ça et c’est tout » c’est la vie et c’est beaucoup. Merci Piero pour cette traversée cinéma qui crève l’écran. Plus particulièrement curieuse « du côté de Berlioz » (le compositeur ?)

  2. C’est beau comme un film où la caméra dévale les rues et danse autour des acteurs. Je vois les images qui défilent, et ça m’évoque Cassavetes (chacun ses repères).
    Et merci pour Ferré et Caussimon.

  3. Il y a les films et ceux qui leur ressemblent et c’est vrai dans les deux sens il y a le flux des images et des ressemblances et ce oui merveille bijoux chanson

  4. Je ne sais pourquoi après cette lecture, j en suis arrivée à la Toison d’ or. Je crois que j’ai pensé  » foisonnement, quête et puis j ai été cherché (non pas la toison d’or) mais sa signification. Fougueux Jason prêt a braver le dragon pour recuper la toison du sanglier. Peu importe ses raisons. J’ ai repensé à Propp dont vous parlez. Aux histoires qu’on aime à se raconter, aux récits qui se fabriquent de maux en mots, au pas de course parfois.
    Pas toutes vos références cinématographiques mais je vous suis hagarde dans votre allant.

    • @Yael : je n’ai pas bien compris votre « hagarde » mais la toison d’or, Jason et ses les Argonautes et ses amours et toutes ces histoires (quelle référence…!) me plaisent beaucoup. Alors merci à vous

  5. Et bien, ça court, vite, du reel à la fiction, d’images issues de films à celles retenues, peut-être de votre emprise, du coup, je lis et me perds, ne sait plus, continue…