S’arrêter là, devant la porte, et sonder son esprit pour y déceler les vestiges de son histoire passée. Dans l’immobilité maintenue, se mettre doucement à trembler. Comme tremble une feuille qui s’apprête à tomber, comme tremble un muscle trop longtemps rigide. Chercher le sens qui osera le mouvement. Je perçois cette odeur qui s’impose devant moi, fière et maîtresse, comme un appel au premier pas. Un vent chaud souffle sur ma peau poisseuse, mais c’est une odeur qui me fait avancer. La main sur la poignée, je respire fort, je la sens déjà. Cette odeur de mémoire où se mêlent mes souvenirs d’enfance. Le sucre d’une barbe à papa sous les sirènes d’une fête foraine. La fumée froide de l’incendie qui m’a dévasté. La graisse et l’huile sale dans le garage obscur, là où dorment les entrailles des machines agricoles et des moteurs en pièces détachées. J’appuie sur la poignée et la porte s’ouvre. L’effluve m’emporte. Encore.
« Que dis-tu là, vieux brigand du réel ? La porte ne s’est jamais ouverte, tu es toujours devant… » me dit le rêve qui n’aime pas que les choses sortent de sa logique.
S’arrêter là, devant la porte, et creuser jusqu’au plus profond les sensations déjà vécues. C’est un escalier en ciment qui descend dans la pénombre et l’humidité. Une marche, une autre, puis encore une autre. Cette idée d’avancée en rejouant à l’infini la marche de l’immobile. Et se retrouver là, enfin, devant cette porte tant redoutée. La peur dans le noir. Caresser le bois de la muraille verticale qui s’érige invisible dans l’obscurité de cette cave jamais éclairée. Ou un cercueil, les yeux fermés. Un goût dans la bouche. Un vent froid sur ma peau laiteuse, mais c’est ce goût qui surgit en avant. L’orgeat du sirop glacé que j’aspire à travers une paille en plastique dans un verre aussi grand que mon estomac. L’amande amère que j’ai sortie de sa coque verte et qui, dans la grimace apparue, dessine sur mon jeune visage les prémices de mes rides à venir. Le vide métallique qui emplit la bouche en sortant du dentiste, filet de bave s’échappant d’une commissure encore anesthésiée. Je tourne la clé et la porte s’ouvre. La saveur m’emporte. Encore.
« Ne feins pas de m’ignorer, pétochard consumé ! Tu sais bien que derrière la porte, c’est la tombe qui t’attend… » me dit le cauchemar qui sait exactement à quel endroit s’étend l’ombre de mes angoisses.
S’arrêter là, devant la porte, et ne rien se dire, ne rien vouloir, ne rien attendre. Admirer tous les détails des veines qui s’étirent et des nœuds qui s’entremêlent sur la surface de la planche en bois brut qui tient lieu d’obstacle. Apprécier la lumière qui découpe le grain du bois laissé par le sciage imparfait, y chercher une inspiration, un souffle, une respiration. Sentir la résine pas encore sèche, entendre vivre la forêt et grincer les branches qui se balancent en riant. Et ce vent, toujours, qui m’enveloppe et qui m’emporte. J’aperçois un sourire qui flotte dans le lointain. J’entends des bruits de pas qui effleurent le silence. Une espérance. Les deux mains sur le bois, les paumes bien à plat, le souffle silencieux me remplit d’énergie. Que tienne le regard de la lumière ou de la musique, les images s’animent et le concert commence. Courir sur une plage et poursuivre la marée sous la pluie froide d’un automne avancé. Regarder l’abeille, l’observer, la voir choisir sa fleur et s’y abreuver, puis dans son manteau de pollen s’éloigner. Le moment incertain qui s’étend hors du temps entre deux instants invisibles. Maintenant. Je pousse le battant de toutes mes forces et la porte s’ouvre. Le film m’emporte. Encore.
« Tu as mis du temps, on t’attendait ! Que faisais-tu dehors par le temps qu’il fait ? Rentre donc, mets-toi à l’abri, assieds-toi là… » me disent les pensées vagabondes impatientes de s’envoler.

C’est très beau, Jean-Luc, même si je peine à retrouver la proposition de Fançois.
Merci Emilie. Ce texte vient pourtant en droite ligne de la proposition, même si je serais incapable de t’en décrire le cheminement. François allume et nous, on consume. Tant que ça brûle…
..les souvenirs sont caressés, donc effleurés et c’est pour moi ce qui rend le texte à la fois brumeux et lumineux… et qui accroche le regard jusque devant ces trois portes… fermées. Merci!
l’odeur de la mémoire à chez moi des gouts de fumée. Je suis ravie de te relire depuis tout ce temps 🙂
Derrière les portes et ça me ramène à intérieur porte intérieur de l’atelier Boost précédent. Comme un nouveau surgissement dans l’écriture. Trois portes : laquelle ouvrir (ou ne surtout pas ouvrir) ?
Merci JL