
Recto | Petite mer
1, rue des Pêcheurs. La maison des vacances d’été. Sa façade tournée vers le large, ses baies vitrées que lèchent les embruns. La véranda. Sa vigne vierge. Le soir, on compte à l’horizon les signaux du phare. Du haut de ses cinquante-sept mètres, un éclat rouge toutes les cinq secondes d’une portée de vingt-sept milles.
La maison a deux entrées. Celle des grands-parents qui logent dans trois pièces exigües : une qui fait office tout à la fois de cuisine-séjour-salle-à-manger, une chambre, une salle d’eau. Elle : petite femme ridée toujours en mouvement, gestes vifs, affairée, souriante, peu loquace. Lui : ancien marinier, pêcheur, ostréiculteur, la peau tannée, les mains calleuses, au coin des lèvres la Disque Bleu dont il ôte systématiquement le papier d’origine pour le remplacer par du Job, plus rêche, et laisser ainsi le mégot se consumer plus longtemps. A se brûler la lippe. Passé maître depuis le temps dans l’art de fabriquer ses filets pour la pêche à la jagude, ancestrale, ne se pratiquant guère qu’ici. Il s’y affaire, lunettes sur le nez ou quand il s’agit de voir plus près, relevées sur le front, signe que l’heure est grave, qu’il ne faut pas déranger. Son antre : la cuisine. Que personne ne s’approche du fourneau quand y mijote la soupe de poissons, sa spécialité. La pêche du jour a été fructueuse. Ce soir, ce sera festin de rois !
L’autre entrée. Celle de leurs enfants. Grand séjour. Sa cheminée rustique. Le fusil de chasse à lunette sur son râtelier. La comtoise. Remonter ses poids est devenu un jeu. Ici la vie est un va-et-vient permanent. Leur fille : le portrait de sa mère. Vive. Toujours courant. Du travail à la cuisine, de la lessive aux devoirs des enfants. Leur beau-fils : ostréiculteur dans les pas du beau-père. L’amour du travail bien fait. Intransigeant. Ne lésine ni sur la propreté de la pinasse, son outil de travail, ni sur le rangement des outils. De la rigueur avant toute chose.
En commun, leur humanité. L’amitié avant tout. La générosité. La maison, une sorte d’auberge espagnole. Le goût de vivre et partager.
La mer, aussi, généreuse. Mais ici, pas à proprement parler ce qu’on entend d’ordinaire par mer. Plutôt une anse fermée d’où l’on accède au vaste océan en se jouant des bancs de sable qui en bloquent l’entrée. Une petite mer, en quelque sorte, où l’eau tour à tour pénètre et se retire au rythme des marées. Où s’épanouissent la sterne caugeck, la bernache cravant. Pointant leurs doigts vers le ciel, les lattes de bois délimitant les chenaux de navigation. Glissant en silence en direction du large ou de l’île aux oiseaux toute proche, les pinasses remorquant leur chaland. C’est la période cruciale dans le cycle d’élevage des huîtres où l’on s’apprête à récolter le naissain. Tuiles blanchies à la chaux. Cages de bois traitées au coaltar. Les herses. Les fourches. Les pins. La résine. Les moules sauvages jetées dans les braises. Les clovisses. Le sauternes. Les amis. Les tamaris. Le soleil couchant. Bientôt la nuit. La longue nuit du temps.
Verso | Pas pleurer
Vingt et quelques années plus tard. Les « anciens » ne sont plus là. Disparus. On dit comme pour se consoler : ils avaient fait leur temps. Mais leur absence creuse un trou dans le sable, une plaie que seul referme le souvenir. Le beau-fils, parti lui aussi. Et aujourd’hui, c’est son tour à elle de tirer sa révérence. Nous laisser seuls. Les cimetières sont remplis de gens irremplaçables quand on les aime.
Que faire ? Les ostréiculteurs se comptent désormais sur les doigts d’une main. Ils ont à juste titre laissé tomber toutes les pratiques d’un autre âge pour des méthodes plus modernes, plus efficaces, plus rentables. Obsolètes, les pinasses se sont effacées devant une plaisance moins rieuse. La mer, elle, recule. L’anse s’envase, envahie par des végétations agressives.
Mais pas pleurer car le charme, toujours, opère. Ballet nonchalant des eaux lointaines au rythme des phases de la Lune. Aubes caressantes. Mer étale. Signaux du phare dans la nuit bleue. Vols évanescents des courlis, des avocettes. Balbutiements. Jeunesse. Quand des vies s’en vont, d’autres vies commencent. Et, enfoui au fond de nos mémoires, le sentiment que rien n’est jamais tout-à-fait accompli.
J’aime beaucoup. Je ne connais pas du tout le monde que vous décrivez. Merci de m’avoir permis d’y entrer.
A lire cette petite mer attirante, j’ai l’image d’une étoffe avec des replis qui ne demandent qu’à se développer.
« Et, enfoui au fond de nos mémoires, le sentiment que rien n’est jamais tout-à-fait accompli. » Comme c’est vrai ! Comme c’est bien dit !
C’est magnifique Serge ! Que de mots nouveaux. Les paysages sont là, comme les humains, bien vivants. Malgré le temps qui passe, écrire la beauté, partout, malgré les disparitions et les changements. J’aime ces paysages maritimes.
Beaucoup aimé. Paysage et gens. Tout a l’air si calme. Seulement le va et vient de la vie qui s’étire. Merci
Merci à vous toutes et tous. Je n’ai pas eu trop de temps ces derniers jours pour vous lire. Tout va si vite ! Mais je vais me rattraper pendant le week-end et nous pourrons ainsi continuer nos échanges. Cordialement.