#rectoverso #05 | La môme

Ménilmontant, XIe arrondissement, aux lisières du XXe.
Dessous la ligne 2 du métro qui brinquebale au-dessus des boulevards,
il y aurait eu, dit-on, une gare de marchandises au tournant du siècle —mais moi, je ne l’ai jamais vue.
Juste les rumeurs de fer, les vestiges dérobés par le temps et les façades rongées de suie.

À la sortie du métro, on prenait à gauche.
Rue Oberkampf, le trottoir luisait de pluie, on passait devant les bains-douches municipaux, écailles vert-de-gris sur les carreaux, souvenir d’un temps où l’eau ne montait pas jusqu’aux étages.
Les immeubles se tenaient les uns aux autres.

Dans la vitrine du boulanger, des religieuses, le cochon pendait en effigie chez le charcutier,
et un magasin d’habits pour enfants au coin de la rue Crespin du Gast — du nom de Camille, héroïne, cascadeuse du siècle d’avant :
pilote, chanteuse, escrimeuse, féministe têtue, et présidente de la SPA —
la rue portait son nom comme un collier de travers.
Elle est morte en 1942, au Père-Lachaise elle repose.

On longeait la laiterie, le marchand de couleurs (qui ne vendait pas de couleurs, mais des pots de solvants et des pinceaux), le resto aux nappes cirées, le cordonnier et ses talons en grappe —
Nous, on vivait juste là, au 5, on poussait la porte de bois épais, en s’agrippant à la poignée de bronze comme à une mémoire.

Le hall sentait le froid, le charbon et la poussière de courrier.
À gauche, un couloir discret, deux portes : les caves et les poubelles —
dans cet ordre, ou dans l’autre.

L’escalier lavé une fois par semaine, sentait l’eau de javel, il grinçait de dix-sept marches par volée. On les comptait, on les connaissait. Trois portes à gauche, trois à droite, et toujours ce demi-jour dans le couloir, comme si la lumière elle-même hésitait à entrer.                                                                                                                                                             La nôtre avait un seul verrou, et une clé si grosse qu’on aurait pu croire qu’elle ouvrait un château. Elle donnait — directement, brutalement — sur un mètre carré d’entrée. Des porte-manteaux en bois ceinturaient les toilettes comme des gardes en faction. À droite, une cuisine minuscule, jaune lézardé, le plafond craquait comme une peau sèche. Au fond, une glacière où l’on mettait des pains de glace livrés à dos d’homme, un réchaud au gaz, un évier à chauffe-eau capricieux, et un garde-manger dans le placard sous la fenêtre.

Le confort, disait-on.

Deux pièces en enfilade dont le sol en parquet avait été restauré à la fin de la guerre après que l’appartement réquisitionné par les allemands eut été incendié.
Une salle à manger-chambre avec fenêtre sur cour : une table, six chaises en bois et un tabouret en formica, un buffet aux secrets, et un lit-cage qu’on repliait chaque matin, remplacé plus tard par une télé.
Puis la chambre — la grande — deux lits pour cinq, une armoire, une table de nuit pour le cendrier plein de mégots gauloise sans filtre, une fenêtre sur rue aux stores toujours descendus. Derrière la porte, des habits empilés, une montagne de tissus fatigués.

Nous étions sept.
Et pourtant tout tenait, ou presque.
Les murs s’éloignaient à l’inspiration et se rapprochaient à l’expiration.

Bien plus tard…


J’y suis retournée au 5, rue Crespin du Gast.
Le métro glissait sur la ligne 2, le sifflement d’un fantôme accroché à ses rails, celui de mon enfance. 

Les bains-douches étaient devenus un spa, de luxe, bien sûr — car aujourd’hui on ne se lave plus,
on s’offre des expériences. La rue Oberkampf, elle, avait troqué ses artisans contre des enseignes anonymes : bistrots à tapas, plats à emporter dans des boîtes compostables, un tabac-loto à l’éclairage cru, et un magasin de coques pour téléphones, sous plastique et néon.

Crespin du Gast n’était plus qu’un nom sur une plaque de Google Maps.
Des boutiques vitrées, des bureaux d’informatique où l’on vend du vide et du cloud, un restaurant gastronomique que j’imaginais réservé aux chefs d’entreprise
et une onglerie où tout brille en faux-semblants.

Et puis, elle.
La plaque en cuivre gravée : Musée Édith Piaf.
Je suis restée figée devant. Un digicode scellait désormais l’entrée du numéro 5 —
ce même porche que j’avais jadis ouvert avec la poignée de bronze,
celui-là même qui ne grinçait plus, et qui disait : « entre ».

Je n’ai pas pris l’ascenseur.
Il emplit maintenant toute la cage d’escalier, comme un cœur mécanique qui a grossi trop vite.
Moi, j’ai voulu marcher, trois fois dix-sept marches, comme avant. Mes jambes se souvenaient, mes pas hésitaient entre hier et aujourd’hui.

J’ai sonné.
Un homme m’a ouvert —
souriant, peut-être un peu gêné.
Il m’a dit : « Bienvenue, entrez. »

Et c’était là.
Mon appartement, ou plutôt, ce qu’il était devenu :
agrandi, assemblé à celui d’à côté. Un musée, un sanctuaire.

Les murs débordaient.
Photos noir et blanc, lettres manuscrites sous verre, articles fanés, pochettes de disques aux titres que je ne connaissais pas.
Et dans l’air, sa voix.
Édith. La Môme, comme ils disaient.
Ses chansons me parvenaient depuis des haut-parleurs discrets, certaines connues, d’autres étrangères, mais toutes parlaient de solitude, de courage, d’amour cabossé.

J’ai tout regardé.
Tout.
Et puis je me suis prise en photo, près de son double en carton, grandeur nature.
Nous étions de la même taille.
Elle et moi, dans ce lieu qu’elle avait, habité pendant une année, bien avant nous,

Je ne me suis pas reconnue dans les murs, mais quelque chose en moi a souri.

Peut-être que les lieux n’appartiennent à personne. Peut-être qu’ils nous traversent, comme une chanson qu’on fredonne, et qu’on n’oublie pas tout à fait…