À ce stade de la nuit, la cafetière italienne siffle et il est toujours déjà trop tard quand elle siffle, alors qu’il soulève lentement sa lèvre supérieure, du bout du doigt, et déloge la boule de tavac à chiquer, qu’il pose à côté de son assiette, sur la nappe en nylon de la table de la cuisine. Il éteint la gazinière, le feu laisse échapper un souffle en mourant. Il se sert une tasse. Il ne voit de la ville que les lumières de la nuit, par une fenêtre ouverte en grand en vain. Sa gorge sous ses doigts est poisseuse.
À ce stade la nuit l’eau devrait commencer à goutter. Elle se lève une nouvelle fois encore pour vérifier que les robinets sont bien ouverts, un peu, mais pas trop, il ne faut pas que la pression des premiers jets, une fois qu’ils décident de céder les vannes, ne détruise la tuyauterie. Cela fait trois jours trois nuits, et les réserves qu’elle avait faites avant cette coupure ne suffiront pas. Bakhta se déteste de ne pas avoir rempli davantage, elle déteste les odeurs de corps qui commencent à prendre de la place autour d’elle, dans sa maison, elle ne supporte plus, sans eau, elle sent sa propre décomposition, ça sent la mort ou la peur.
À ce stade de la nuit, ils sont tous endormis. Hayet sort lentement de la pièce, laissant ses quatre sœurs avec qui elle partage une pièce, le reste de la famille dort dans le salon. Elle se glisse dan la cuisine, allume une bougie. Elle est maintenant assise, recroquevillée et lit. Victor Hugo. Les Misérables. Elle tient à ce livre, pour ne pas tomber. Elle le lit et le relit, s’accroche à ce qui lui reste de sa vie. Elle reconnait les mots, se souvient de la place de chacun sur la page. Ce livre est sa cabane. Depuis les événements, elle l’ouvre pour sortir d’elle-même, elle le lit comme on se parle à soi-même. Ses pensées suivent les lignes du roman, des murs qui la protègent des bruits qui s’élèvent du dehors. Les nuits ne sont plus silencieuses, elles sonnent comme le martèlement des bottes sur le pavé, un métronome macabre, écho des voix qui éclatent.
À ce stade de la nuit, le jour n’était plus un espoir. Pour elle, il ne se lèverait plus. Elle n’en aura plus que le souvenir tant qu’elle vivra. À ce stade de la nuit, l’obscurité avait tout avalé. La nuit était grosse des rires tus, du courage des hommes évanoui, pleine des horreurs de l’Histoire qui se joue.
À ce stade de la nuit, la tasse est froide d’un café dont on ne goûte plus que l’amertume. Lentement, il sort de sa poche son tabac. Ses gestes sont tendres quand il déplie une feuille qu’il dépose dans sa paume, il la serre comme on recueille un oiseau, il tapote sa boite de tabac, fait pleuvoir quelques paillettes dans ce nid de fortune. Il en fait une boule qu’il insère sous sa lèvre supérieure, avec agilité. Il ferme les yeux.
À ce stade, la nuit n’était plus un refuge. Le sang brillait, coulait dru comme les rayons d’un soleil implacable. Des milliers, des centaines, d’yeux hagards, ouverts grand comme d’un cadavre dont on n’a pas encore refermé les paupières, irradiaient d’une lumière blafarde, volant à la nuit sa cécité, rendant impossible le repos.
À ce stade de la nuit, le jour nait, s’arrache à peine du ciel. C’est à ce moment-là qu’il sort, cheveux ramassés sous une casquette élimée. Il préfère partir tôt pour éviter les chaleurs écrasantes de la fin de matinée. Il sait pourtant que c’est plus dangereux de sortir à ces heures lisière, après tout qui pourrait distinguer un crépuscule d’un autre. La mort ne fait pas de tri. Les hommes qui attendent dehors, qui sont partout et nulle part, non plus.
À ce stade de la nuit, elle sait qu’elle est à l’abri des angoisses, une fois que deux heures ont sonné, son esprit, même s’il ne dort pas, ne s’échauffe plus, son corps ne risque plus de trembler. Elle survivra cette nuit encore. Elle respire profondément, ses membres ankylosés par la peur sont gagnés par une douce langueur.
À ce stade de la nuit, Baya ne fait plus qu’une avec la pièce où elle s’est installée. Elle ne perçoit plus les couleurs de la alfa sur laquelle son matelas est posée. La mer, au loin, continue son jeu, les vagues hypnotiques reviennent sans relâche. De l’autre côté du mur, les respirations de ses hôtes forment un chœur chuintant. La douceur de cette nuit est irréelle, une offense au chaos qu’est devenu sa vie.
Je ne sais pas pourquoi en pleine nuit, il fait jour, et je me retrouve à chaque fois sur ce même pont à la balustrade incertaine. Je marche vite dépassant les marchands à la sauvette, slalomant entre les boites d’allumettes, les services à thé, les pinces à linge, les bibelots, les livres d’occasion, tiens, je m’arrête, le Ravissement de Lol, à mes pieds, une des premières éditions, la Blanche est jaunie, à l’image de la ville, le jaune épaisseur des décennies, couleur de la trace d’un temps évanoui. Je donne quelques dinars, je l’achète à quelques centimes d’euros. Je continue mon chemin, le livre sous le bras. Ce chemin de sentinelle, accroché aux flancs de l’Hôpital, me fascine toujours, il fait le lien entre chez nous et mes grands-parents. C’est une contre-allée aussi bondée qu’une grande avenue. Elle est noire de monde, de rires et de regards méfiants. On joue des coudes et des sourires, il faut savoir se faire une place. Je marche déterminée et comme sur le fil sur ce trait d’union entre les quartiers populaires de la ville, et ceux un peu plus élégants aux immeubles haussmanniens et aux parcs fleuris. C’est un Espagnol qui a laissé son appartement à mon grand-père avant de tout quitter. On sait quitter quand on sait qu’on a un quelque part où se réfugier. Nous autres nous n’avons pas bougé. Cette ville, ce pays, est notre seul rocher, malgré les vagues qui s’abattent et les prédateurs qui rodent. Je marche déterminée, donc. Je sais où je vais, mais une fois encore, dans ce rêve qui revient, je me retrouve de l’autre côté de l’hôpital, dans une rue encore différente, je reconnais la pâtisserie de mon enfance, et ses roulés au chocolat, que j’ai toujours espoir de regoûter ailleurs, et que je pense parfois retrouver avant qu’une bouchée ne me déçoive, je me retrouve de nouveau dans cette rue et il m’est impossible d’aller là où je voulais. Je revois tout le trajet, retourner Place du 1er mai, remonter Professeur Jean Hyacinthe Vincent (la route de l’hôpital qui serpente), contourner par rue Denfert-Rochereau, puis à droite en contrebas, la rue Nouvelle-Cité Balzac, et pourtant il m’est impossible d’y aller. Il m’est aussi impossible de retourner chez moi, à Champs-de-Manœuvre. Je suis coincée dans cette ville que je connais, que je peux nommer dans la plus noire des nuits, mais que je n’arrive plus à naviguer.