Côté rue Vercingétorix, bruits ferreux des trains de Montparnasse, cris d’enfants depuis la cour de récréation de l’école Maurice Rouvier… Côté rue Raymond Losserand, prénoms hélés du fond de la cour n°3 – Ma fleeuurr…Ma rooossse – et puis les pffff des ballons interdits lancés dans les grilles…
On habite comme l’on peut, les trois cours de cette cité en briques.
Rue Raymond Losserand, il y a les Païs et les gitans. Les gitans surnomment leur cité le 15-6, et craignent le 10 boulevard Brune à la porte de Vanves, celle des ‘blacks/blancs/beurs’, la zone. Du dedans, on a peur du dehors. Le dehors, c’est l’ennemi. A la frontière des deux cités, des balles ont sifflé, au bistrot des boulistes d’abord, puis à l’église Notre Dame du Rosaire. Des blessés, des morts.
Cinq habitants du 15-6 racontent, disent, ‘avant c’était…, maintenant…’. Et aujourd’hui ? Une cité « ripolinée » ? Peut-être irez-vous y faire un tour après cette lecture ? Les grilles sont-elles toujours là ? Qui habite la cité ? Est-ce que la vie va, depuis que les grands-mères gitanes ne sont plus de ce monde ? Ou en est-on plus largement, dans nos cités ?
Mr Jordan, président de l’Amicale du 156, retraité.
J’entre sous un grand porche, puis pénètre l’allée centrale du 156 où Mr Jordan m’a donné RV. Cette allée dessert trois cours, avec au fond de chacune un bâtiment en briques. Dans chacune un espace avec de l’herbe mais des grilles en empêchent l’accès. Dans le fond, une école.
C’est un ensemble d’immeubles qui appartient à la ville de Paris et qui est maintenant géré par l’OPAC. Les loyers tournent autour de 1500 francs selon les revenus de chacun. Des 2, 3, 4 et 5 pièces jusqu’à 80 m². De grandes familles, paradoxalement dans les petits logements. On se bat pour pouvoir reloger ces gens-là. L’OPAC a priori, dispose d’un parc immobilier suffisamment important, mais…. 320 locataires dans cette cité. C’est assez difficile à gérer, c’est un lieu qui bouge beaucoup, à tous les niveaux. Y a les gitans, pas tout à fait majoritaires, mais presque…Oui, il y a une communauté qui est relativement forte ici, mais il n’y a pas qu’eux hein, il y a les français, les Paï comme ils nous appellent … Maintenant, y a quelques maghrébins, un petit peu de chinois mais très peu…quelques indous aussi…C’est à peu près tout je crois. Et les désaccords entre eux, c’est le bruit. Le bruit, c’est un fléau ! Ce sont de vieux immeubles pas insonorisés. Le bruit se transmet partout. Il y a bien un projet de restructuration du groupe en totalité, et il y a déjà eu énormément de travaux entrepris…Une restructuration des espaces est prévue. Dans la cour, toutes ces grandes parties nues là, ce seront des jardins aménagés de façon à ce que les gens puissent circuler mais ne puissent plus stagner. Ils ont choisi des épineux, pour éviter que les gens ne stagnent ou que les enfants ne jouent pas au ballon dans les cours. On leur a fait faire un terrain de jeux à côté de la voix de chemin de fer et on a mis aussi des feux de signalisation, de façon à ce qu’ils puissent traverser… Mais… On ne peut pas empêcher les enfants de crier. Ils jouent ! Et les gens sont fatigués, excédés. Comme dans toutes les cités d’ailleurs, et pas particulièrement parce qu’il y a une population gitane. Mais c’est vrai, eux… C ‘est un monde à part… D’ailleurs, ils n’ont jamais voulu faire partie du bureau de notre association. Il y a pourtant eu mort d’homme je crois il y a trois ans, un mariage gitan à l’église de Notre Dame du Rosaire, dans la rue à deux pas d’ici. Une irruption d’un groupe de la Porte de Vanves. Il a ouvert le feu dans l’église sur les gens. Une histoire de drogue, je pense… J’ai pas mal de réunions, moi, avec le commissariat central du 14e, Mr C…vous connaissez peut-être ?
Sylvette et Marie, les adultes relais du 156.
Chez Sylvette la fille de forain avec Marie l’ancienne libraire de la rue Raymond Losserand. Présence de Jean, la trentaine, hébergé par Sylvette.
Sylvette beaucoup, un peu moins Marie et très peu Jean
- On a tous un nom sur les papiers, mais on s’appelle par nos surnoms. Moi par exemple, j’en ai deux. Pour certains, je m’appelle Jeanne parce qu’ils trouvent que ça me va bien, Jeanne, ‘la jaï’… La jaï, cest ‘la fille’ en gitan…. La fille, ça n’a pas d’enfants, comme moi. La première fois qu’on m’a appelée Jeanne, je me suis retournée et celle qui m’a nommée comme ça, a dit, ‘putain, c’est super ! Elle sait qu’elle s’appelle comme ça !’ D’autres fois, on m’appelle ‘la Rose’ ! La rose parce qu’elle a ajouté, ‘à nous toutes, on fera un bouquet !’ Elle, elle s’appelle ‘la Fleur’ ! Sylvette en montrant Marie part dans un gros rire. Elle, elle n’habite pas au 156 ! C’est que là, qu’on a des surnoms ! Il y a la mère Moulin, Marguerite…T’as aussi mémère, Pipo…Tout le monde ici a un surnom, parce que c’est comme ça qu’on se reconnaît…Avec les surnoms, on sait de qui on parle.
- Ben moi, j’ai quand même hérité du surnom ‘La libraire’. J’ai été libraire, je le suis restée …
- Les Paï, ça veut dire Gadjo en romanes. Et en gitan espagnol, Paï ça veut dire le paysan, celui qui ne quitte pas sa terre, celui qui ne voyage pas. Moi, je dis Gadjo. Je suis fille de forains, j’ai des cousins, enfin, ce qu’on appelle des cousins, des manouches quoi. Je n’ai jamais raconté ma vie à personne ici, mais tout le monde sait que j’en fais partie. Ça dépend des attitudes, de comment on est, y a des codes…mais les codes, les lois, elles ne sont pas écrites…Faut les connaître. Par exemple, je suis écrivain public. J’écris une lettre pour rendre service à quelqu’un. Quand il veut donner de l’argent, je le regarde et je refuse. Ils se disent, ‘Bon, elle est de chez nous celle-là !’. Si t’acceptes cet argent, tu deviens leur commis, leur employé ! Pas d’argent mais, tu ne vas pas chez quelqu’un, sans un bouquet de fleurs. C’est comme ça, le tout c’est de le savoir. Pour moi, c’est une famille. Ce n’est pas une communauté. Ils n’aiment pas ce mot- là. Au départ du 156, il devait y avoir deux, trois familles, des petites familles, mais elles se sont agrandies. Elles venaient de la zone…du boulevard Brune. Tout ce qui était après le périph, c’était la zone… Ça veut dire tous les gens qui n’habitent pas Paris, qui payaient l’octroi pour rentrer des marchandises. Ils habitaient des cabanes… Des gens trop pauvres pour habiter à l’intérieur de la capitale, des murs.
- Jean timidement : L’abbé Pierre les connaissait bien ces bidonvilles !
- Sylvette : avant, on ne disait même pas bidonville. Après, ils ont construit des logements pour reloger les gens. Ceux qui sont rentrés dans la ville, se sont mélangés avec ceux de la cité, Les pauvres qui vivaient sur la zone, gitans ou pas gitans, se sont retrouvés dedans, et ils se sont mariés entre eux. La famille, ce n’est pas seulement les gitans, c’est tous ceux du 15-6. Ils viennent du même endroit, sans avoir les mêmes origines. Au 15-6…Tu te sens bien… L’esprit de famille, c’est un village le 15-6. Ici, tu ne risques rien !
- Marie vite fait : l’esprit de famille, ou l’esprit de clan ?
- Jean content d’avoir des chiffres à l’appui : ici, la majorité des appartements, c’est des Païs, et pas des gitans. On ne parle que d’eux, mais selon les chiffres officiels, ils n’occupent seulement que 10% des logements. Sauf que tous ceux qui habitent à l’extérieur, rue Vercingétorix par exemple, le 15-6 c’est chez eux en fait ! Ils vivent là ! Ils disent, ‘au moins ici, on respire l’air, on est bien’ ! C’est vrai qu’il y les crottes de chien, des papiers par terre, mais…Même dans les beaux quartiers, y a des mémés avec leurs petits chiens…
- Marie fermement : officiellement, un appartement est conçu pour trois, ici ils vivent à 15. Souvent, il y les parents, les enfants, voire trois générations !
- Sylvette agacée : un, deux, trois, quatre, cinq générations, je dirais même ! Et tout le monde vit au même endroit ! Et ça s’organise. Par exemple les enfants ne mangent pas forcément chez les parents. Ils disent, ‘chez qui tu manges ce soir ?’ Il y a souvent des plats préparés. ‘Tu manges là ? Bon d’accord ! Et l’autre il mange où ? Ben j’vais l’appeler, il mangera avec nous !’ Donc, dans un appart, il peut y avoir quinze gosses qui mangent là, mais ces quinze gosses, n’habitent pas là. Ce soir c’est là. Demain c’est là-bas. Pour dormir, c’est pareil, et ils peuvent aussi vivre avec la grand-mère ou avec la tante. Ils mettent des matelas par terre, ils se débrouillent. Et ça fait de la bonne limonade tout ça.
Ping-pong entre Sylvette et Marie
- Ceci étant dit, on dirait qu’ils les choisissent leurs demandeurs de logement ! Que … de la ‘RACAILLE, DE LA RACAILLE’ …Ce n’est pas bon ! Ils ont placé, la femme là, qui vote RPR… Celle-là tout le monde sait qu’elle est dingo ! Et personne ne la touche, c’est une femme. Tout le monde dit, elle est folle ! Elle porte plainte sans arrêt, contre tout le monde. Elle fout la merde, elle crie, elle hurle !
- C’est comme dans la cour… Il y a beaucoup de rassemblements avec de femmes qui crient. Elles parlent fort, vraiment trop fort. Et avec leurs poussettes, elles font des bouchons. Y a des gens que ça gène.
- Elles se parlent. Elles s’interpellent par les fenêtres. Mais pas le soir. Le soir, elles ne sont pas dehors.
- Toi, tu trouves ça naturel !?
- Ouais.
- Moi qui ne vis pas au 156, non…
- Quand je vais à la montagne, y a qu’à voir. Les bergers crient et sifflent d’un mont à l’autre. C’est vachement pratique…Oh et puis, tout le monde n’est pas obligé d’habiter ici ! Non, tout ça pour moi, c’est à cause des bâtiments…J’ai écrit au directeur général de l’OPAC. Ca a fait du foin. Y a le gardien qui a dit, ‘y en a une qu’a écrit !’ Ben c’était moi ! Je lui ai dit, ’ça fait des années, que ce soit la droite ou la gauche, l’ancienne équipe de l’OPAC, la nouvelle, l’ancienne municipalité, la nouvelle…On veut savoir où en est le projet de couper la cité en deux ? Vous allez mettre une grille ? Et nous la troisième cour, on devra sortir côté voie ferrée et on n’aura plus accès aux deux autres cours ? Non, mais ! Et le truc, c’est qu’ils l’ont déjà fait ce plan, sur un autre arrondissement et qu’ils vendent les logements ! Ils nous appellent ‘la cour des miracles’. Je suis allée à toutes les réunions. Avant, il y avait des arbres fruitiers dans toutes les cours, des petits graviers. Je leur ai dit, ‘implantez des arbres dans le milieu des cours et il n’y aura plus de problèmes.’ Ils ont mis des épineux, avec des petites allées, pour pas qu’on se mélange ! Des épineux ! C’est moche ! C’est affreux ! Moi, j’ai calculé. Il ne faut pas des grands arbres. Ils feraient trop d’ombre dans la deuxième cour, les gens auront froid. Mais des arbres avec des fleurs, un truc sympa… Non. Ils ont tout démoli pour faire du béton. Alors, les gosses, ils se sont mis à jouer au ballon. Ben, normal ! Et maintenant ils se plaignent ! Je dis, tu mets deux bancs, là…Tu crois que la mère quand elle va être assise, elle va être contente de prendre un ballon en pleine poire …Non. Donc, ça va s’arranger, ça va s’arranger tout seul en fait…Les gens ont besoin d’être dehors ! T’as vu la taille des appartements ?
- Il y aussi la musique à fond…une pollution sonore.
- Jean, l’air de rien : est-ce que la ligne de chemin de fer de Montparnasse, elle ne fait pas plus de bruit que les enfants et la musique ?
- Sylvette un peu pris de cours : ouais exact ! La pollution. Mais ce n’est pas ces voix de femmes, ni la musique ! Moi, j’entre dans la cité, et par les fenêtres ouvertes, BAÏDABAÏDABAÏDA…Ça m’encourage ! Et quand elles sont au square en face et qu’elles hurlent, La Rooooossse ! C’est des raccourcis, on va dire une tradition orale ! Et puis les mères qui gueulent après leurs mômes du 6ième étage… Untel, qui appelle untel, c’est vachement pratique … Au lieu de cavaler comme des cons, tu cries, et l’autre transmet…
- Jean, toujours sur la pointe des pieds : et c’est moins nocif que les ondes du portable !
Claude, ‘un ancien’, né au 15-6.
Sylvette est toujours chez elle. Elle installe Claude autour de la table, propose un café à tout le monde. Claude est sur le qui-vive car il vient de passer un test pour rentrer en stage de ménage. De cela dépend sa régularisation administrative : sécu, demande d’aide au logement…C’est Sylvette qui l’aide dans ses démarches. Claude a la voix éraillée d’un gros fumeur. Il articule très peu. Je signalerai par ces parenthèses (…) les moments où des paroles m’ont échappées. Il remplace également beaucoup de mots par des gestes que je signalerai. Marie est toujours là ainsi que Jean.
- Le 15-6, c’est notre point de ralliement. Le 15-6, c’est une île.
- (…) Je suis souvent là, c’est l’appartement où c’est que je suis né…Ben ma sœur qui est mariée, elle a toujours gardé l’appartement des parents. Elle vit ici, avec ses enfants et son mari. Moi, j’habite plus là. Mais je suis là souvent, puisque, j’ai mes neveux (…). J’ai toujours vécu dans le quartier. A l’époque complètement dans le haut de la rue de l’Ouest, y avait des marchands de quatre saisons, moins cher que les commerces. J’allais avec ma mère, elle me tenait par la main… Sa voisine venait souvent avec nous. Elle avait des enfants aussi. A l’époque le plus jeune, il d’vait avoir dans les …15, 16 ans, les autres 21 et 22 ans, des grands quoi. Un jour, ma mère me t’nait la main droite, et la voisine, elle m’a pris la main gauche, et elle l’a tirée…’bon, ben, j’vous le prends hein !’. Elle m’a emmené chez elle. Ses enfants étaient contents d’avoir un plus petit avec eux… Ils discutaient et patati et patata… Ils s’amusaient à me lancer le ballon (Il rit). (…) Et puis y en a un qui me prend dans ses bras…Et puis il me balance à l’autre, il me rebalance, et l’autre me rebalance… J’ai fait le ballon, quoi ! (Geste d’être lâché, suivi de rires…) J’me suis écrasé le bocal sur le trottoir ! …J’suis remonté chez moi en pleurant ! Je me suis fait engueuler (…). Le lendemain ma mère, elle me réveille…C’était sérieux ! En me peignant (Claude montre trois doigts de sa main), ces doigts, ils rentraient dans ma tête ! alors, j’ai été à l’hosto, aux enfants malades, à Duroc…D’après c’que ma mère m’a expliqué, j’avais un enfoncement du crâne. C’était sérieux ! Tout ça pour une connerie, parce que je jouais au ballon…
Jean se met à préparer un repas. Nous y sommes tous conviés. Sylvette me propose d’écouter Radio Bienvenue à propos du 156 rue Raymond Losserand. Mais la conversation va bon train et prend vite le pas sur son intention. De la rue, on entend des sirènes de voiture de police qui passent et repassent.
Sylvette et Claude
- Tiens, on pourrait raconter notre ‘Guérilla urbaine’ …
- ouais, j’avais 30, 35 ans ? Quand j’retourne la tête de l’autre côté, par-là,
- par la rue Vercingétorix, y a au moins heu…six ou sept types en uniforme.
- ouais
- quand ils sont arrivés à la hauteur là où c’est qu’y a la crèche,
- ouais
- les deux civils avec les flics en uniforme…
- Mmm
- ils ont jaqueté ensemble, quoi 5 minutes
- Oui
- les deux civils, ils sont r’montés dans leur bagnole, ils s’sont marrés, et les autres ils sont repartis sur la rue de Vercingétorix, et ils s’sont barrés
- ouais
- y avait un môme. Il s’demandait qu’est-ce qu’y viennent faire là
- y en avait quarante hein, une quarantaine de flics
- y en avait dans tous les escaliers
- j’arrive dans la cité, je vois du bleu marine de partout au pas de course qui prennent position dans toute la cité, j’ai un peu la trouille d’aller jusqu’à la troisième cour, je m’arrête à la loge des gardiens, je demande ce qui s’passe, il me dit, ‘les flics ne veulent pas nous répondre, on se demande, on n’est pas rassurés. Donc, on a fait rentrer les mômes. On avait peur. Je demande aux flics, pourquoi, ils sont là. Ils ne me répondent pas. Je demande au gardien, d’utiliser son téléphone, pour appeler le commissaire et là le chef des flics finit par me parler : il dit, ‘il s’agit juste d’un exercice !’Ils ont pris position dans tous les escaliers, au pas de course, comme si c’était l’armée, ils ont envahi la cité. Pour rien. Plus personne ne pouvait y rentrer. TOUTES les cages d’escalier, t’imagines ? Ils ont pris position. Pour rien…
Jean et Sylvette
- Quand tu regardes la situation partout, ils savent très bien que ça va péter à un moment ou un autre ! Ils veulent être en mesure de gérer ça.
- Non, mais attends, c’est de la provoc. Et quand ils passent à quinze ou vingt, qu’ils arrivent en escadrons, qu’ils se garent devant, traversent juste la cité et puis qu’ils reprennent le car. Le car, il a fait le tour de la cité, et il les reprend de l’autre côté. Pour rien. Pour rien. Dans leurs autocars, les CRS jouent aux cartes. Une fois, à deux heures du matin, je dis attends. Je tape aux vitres,’vous comptez rester longtemps ici ?’ Il me répond, ‘comment ça ? On est des CRS Madame !’ Il me dit, ‘qui êtes-vous ?’ J’lui réponds, ‘j’habite ici et vous me faites de la pollution, moi ça me dérange que vous soyez là. Y a des gens qui rentrent et qui viennent me voir ici’. …’Oui, mais nous on a des ordres…’. Plus tu mets de flics, plus les gens, ils se disent qu’ici, il se passe des choses incroyables…
Marie et Sylvette
- A la porte de Vanves, c’est plus calme qu’ici. Là-bas, les interphones marchent correctement. Il y a deux cours, mais un gardien suffit ! Au 156, même avec trois gardiens …
- Oui, mais moi j’ai plus peur, boulevard Brune qu’ici ! Les affrontements, c’est là-bas. Par exemple les mecs qui ont tiré sur le type au bistrot des boulistes rue Vercingétorix … Ils étaient en moto, ils ont tiré au fusil à pompe… T’avais le vieux gitan installé à la terrasse. C’était la première fois qu’il sortait le pauvre. Il était assis à la place d’un autre vieux gitan. Est-ce que c’était lui qui était visé ? Tranquille, les deux types, ils l’ont tiré à bout portant. Ils l’ont tué. Ils ont tiré dans le bistrot aussi. Y a eu un blessé ?
Claude et Sylvette
- Ouais, un blessé ! C’est un copain à moi. A 15, 16 ans, on allait en boîte ensemble…Et le vieux qui est mort, je connais son fils, il s’appelle Mickey…Son père, il devait avoir dans les 80 piges, 82, 83, dans ces âges-là.
- Les types, ils se sont tirés avec leurs bécanes. Les jeunes gitans, ils ont couru après… La moto est tombée…J’étais sur mon balcon, j’ai tout vu. Les mecs, ils ont flippé, ils se sont tirés en courant, y en a un qui a perdu une basket. Le fusil, ils l’ont emmené avec eux. Les jeunes gitans après, ils ont arrêté de courir parce qu’ils ont pensé au vieux, donc tout le monde est revenu vers le bistrot pour voir ce qui se passait, mais c’était trop tard, le vieux était mort… C’était un assassinat quoi. Ben… les flics, ils n’ont pas arrêté les mecs ! T’as les empreintes, t’as la moto, t’as la basket, t’as tout …Et, c’est les mêmes qui ont fait la fusillade à l’église…
- Au mariage ?
- Là, il y a même eu des coups de Turin. La police ne sait pas qui c’est…Personne ne sait jamais qui c’est…et TOUT LE MONDE sait qui c’est ! T’as le nom, t’as l’adresse…Les policiers se disent, tant que c’est des règlements entre eux… La dépêche de l’AFP, c’était quoi ? Règlement de compte entre gitans dans une église dans le 14ième arrondissement. Je l’ai eue la dépêche. Comme si les gitans, ils allaient tirer sur d’autres gitans ! Personne n’est un enfant de cœur, hein…Mais là, il s’agit d’autre chose qui n’a plus rien à voir avec des histoires de territoire. Moi, j’ai peur d’autre chose maintenant… J’vais te dire… moi j’ai vu certains types, des petits blonds là… Je ne sais pas par qui ils sont manipulés, mais ce n’est pas terrible… Des jeunes types, entraînés au sport, qui courent avec des battes de base-Ball. Ils lui ont dit, ‘t’es un p’tit d’gitan, toi !? T’es un p’tit d’gitan’ et ils lui ont cassé la tête, massacré la tronche, un enfant de 8…quel âge, il a ce môme, 8 ans ? Toutes les femmes maintenant, elles fliquent les mômes de la cité pour ne pas qu’ils sortent du 15-6. On a peur qu’ils leur fassent la peau ! Mais ça tu ne peux pas le dire parce qu’ils disent ‘un gitan de moins, c’est un gitan de moins !’ Ils font croire que c’est un règlement de compte entre gitans !
- La semaine dernière…
Un flot de paroles, livré presque tel que. J’ai voulu expérimenter le long flux de l’interview, la matérialité de ce réel comme écriture en soi. Je me suis demandé si cette langue se lit, si on entend sa mise en page, et si elle nous fait mesurer le passage du temps.
[1] Penser/Classer de Georges Perec, Textes du XXe siècle- Hachette, 1989
J’avais déjà en 2003 eu envie d’écrire le Side Story du 14ième, une amour urbaine impossible… Quelque chose qui aurait à voir avec un réel réinventé, d’un lieu entre effervescence sociale et vie de village. J’avais été introduite au 15-6, par Sylvette, fille de forain et adulte-relais de l’équipe Emploi insertion du 14e, et par Marie, l’ancienne libraire, devenue elle aussi adulte-relais de l’association Le Moulin de la vierge.
En écho à Joy Sorman, L’inhabitable, je fais reparler cinq habitants à la gouaille poétique, rencontrés il y a déjà plus de 20 ans.
Elan aussi pour les premières pages de Penser/Classer[1] de Georges Perec, ce qu’il cherchait en écrivant, tantôt propulsé vers ses horizons sociologiques ou autobiographiques, tantôt vers ceux oulipiens, ou romanesques. Ainsi, je pense/classe et me penche en ce mois de juillet 2025, sur mes collectages des 7 et 8 octobre 2003. Je réécoute l’émission de Thomas Dutter du 30 septembre 2009 – Sur les docks, France Culture – Champ libre (3/5) 156 rue Raymond Losserand, et me refais le film, du plus petit détail au plus grand.