#rectoverso #07 | petit chien

Le fait que le petit chien a déboulé devant les roues du vélo, le fait qu’il s’est mis dans une grosse colère avant de s’estourbir la tête dans le caniveau, le fait que la dame s’est précipitée pas pour l’engueuler ou le secourir, le fait qu’elle faisait une tête de désespoir infini, d’une qui se demande comment elle va vivre dorénavant, le fait qu’elle s’est roulée sur le chien, le fait que lui était par terre avec son vélo cassé, le fait que la dame réalise que son chien est vivant, à peine sali, le fait qu’elle prend le chien dans ses bras, le fait qu’elle sourit à nouveau, le fait que celle qu’il appelle la dame est plus jeune que lui, le fait qu’il aimerait bien que la dame, justement, le traite en aventurier blessé, le fait qu’elle s’en fout, le fait qu’elle parait sauvée du purgatoire, le fait qu’il se sait moins important que ce petit chien, le fait de se trouver dans un monde qu’il ne connait pas où le petit chien est plus important que lui, le fait que ce monde advient sans insulte, seulement pleurs et sourire, le fait que ça lui a rappelé un accident avec un enfant, le fait que l’enfant était mort, le fait que tout s’est arrêté, le fait que plus rien, le fait que celui avec qui tu jouais il y a un millième de seconde n’a plus rien à te sourire, à te dire, le fait que ça va durer l’éternité, le fait que ça se passe sans cri de guerre, sans affirmation de soi, comme ça, le fait que ça existait et que ça n’existe plus, le fait que la vie des autres continue sans ta vie à toi, le fait que l’enfant ne connaissait pas tous les endroits du monde, le fait qu’il n’a pas eu le temps de connaitre la muraille de Chine, Djakarta, la mosquée de Djenné, Antsirabe, Alcatraz, le fait qu’on devrait prévoir que ça va s’arrêter, le fait que je devrais prévoir de tout connaitre, le fait de tout apprendre, le fait que les Galapagos, les tortues centenaires, le fait qu’on vivra peut-être un jour mille ans, le fait que certains pensent à une jeunesse éternelle, le fait que, dans son monde, pas celui du petit chien, il est mal à l’aise, ronchon, le fait qu’il s’inquiète de quelque chose, le fait que c’est peut-être de l’état actuel du monde, le fait qu’il n’est plus aux manettes de grand-chose, le fait que c’est la dame qui a raison, il est sans importance, le fait qu’il a peur, le fait que sans importance pour la dame, pour le petit chien, pour le monde, il est devenu hyper important pour lui-même.

Le fait qu’il faut solder le passé avant d’aller à Djakarta ou à Tirana, le fait que solder le passé semblent des mots bien obscurs, le fait que le passé de demain c’est le présent d’aujourd’hui, le fait que finir ce qui n’est pas fini peut prendre beaucoup de temps et le temps c’est ce qu’il n’a plus, le fait que ça donnerait quand même du sens de finir ce qui est commencé, le fait qu’avoir du sens est une jolie expression réconfortante mais le fait qu’il sait, au fond, que ça n’a pas de sens, le fait que, un jour ça va s’arrêter, stop plus rien noir complet, le fait qu’avoir su donner du sens à sa vie lui fera une belle jambe, couché sous le gazon, pissenlits par la racine, le fait qu’il se dit que quand même ça vaudrait le coup de passer le temps qui reste à lui donner du sens, le fait qu’il tourne en rond, le fait que Jean n’écoute plus les infos, qu’il se détache du monde, le fait que parfois il ne sait plus si on est dimanche ou lundi, le fait que peut-être gouter le monde en le regardant de loin, le fait de voyager dans des mondes parallèles, le fait que Jean laisse ses rêves guider sa vie, le fait qu’il ne cherche pas à les réaliser dans le monde de vélos et des petits chiens, le fait qu’il dit que ses rêves c’est sa vie, pour de vrai.

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | petit chien”

  1. Votre texte est vraiment à l’image des errances philosophiques qu’on peut découvrir sous la plume de Joyce, c’est extrêmement poignant
    et : l’image du non-sens, de devoir donner du sens et créer du sens, ce refus de l’injonction, les voyages qu’on / personne ne fera, la force de la culpabilité, et c’est écrit de sorte que c’est prégnant comme un monologue de théâtre, cette présence là

    • Bonjour Françoise, Vous êtes de retour ! Merci pour votre lecture mais je trouve la veste de Joyce un peu grande pour moi. J’y flotte.