Je traverse la place après une dernière dizaine de minutes tranquilles avant le travail, un café bu à une table dehors, j’ai adouci la boisson d’une goutte de lait, j’ai même ajouté un peu de sucre. La morte à la mise en plis me regarde et sourit, elle aime me regarder boire lentement en sachant qu’elle est là et elle abuse de sa modestie en disparaissant par instant, brillante devant un nuage. La grande place est vaguement rectangulaire, longée par le passage des trams et des autobus, un noeud de bien des lignes, celles qui rejoignent l’avenue Louise rectiligne au long d’une hauteur que les trams affrontent en grinçant, celles qui longent les étangs de Flagey, celles qui se faufilent vers le quartier européen. D’autres morts sont là. Ceux qui savent. Ceux qui demandent. Ceux qui se poursuivent et fond un boucan d’enfer. Parfois j’en reconnais un, un de ceux qui a réussi à garder un petit signe distinctif, comme la mise en plis de ma vieille morte, un mouchoir, une paire de chaussure, rarement une main ou un sourire. Dans les trams aux voitures étroites s’enfoncent les femmes et les hommes qui peuplent cette ville. En eux je devine leur mort, dans ce qui les tient, les dirige, dans la forme creuse de leurs orbites, dans leur mandibule qui s’ouvre sur leurs rires oublieux. Pourtant tous sont bien vivants encore, mes petits morts, les vrais, je vais les retrouver d’ici quelques instants, j’y suis prête : les regarder bouger, apparemment vivant sur des images en voie de disparaître. Restaurer les pellicules anciennes est un métier de passion. J’entre dans des caves et des couloirs plein d’étagères chargées de trésors qui me sont confiés, j’aime le mystère des boîtes endommagées, les pellicules que j’y trouve, parfois toutes racornies, leur odeur qui annonce l’état de décomposition des matières : devant chacune je suis face au défi d’en transposer une copie la plus fidèle possible, morceau par morceau. Je m’en occupe comme de nouveaux-nés malades, l’ombre des morts ne me lâche pas, je soutiens la pellicule qui garde trace de leur passage, je la manipule avec des gants, pour éviter les miasmes et la contamination je masque mon visage, je porte une longue blouse blanche, les gaz sont inflammables, la pellicule peut prendre feu spontanément, ou se réduire en poussière, les morts en deviennent nerveux, ils veulent se voir, se reconnaître, même un instant, pouvoir sentir les plis d’une robe, le poids d’une canne ou d’un chapeau, le plaisir d’ouvrir une porte : on compte sur moi. Ma salle est ventilée en permanence, pas de fenêtre, de la lumière artificielle sans étincelles. Ça ne les gène pas, eux, les ectoplasmes, on dirait même que cette catacombe leur plaît, à moi bien que j’adore ce travail solitaire que j’exerce d’une cinémathèque à l’autre, ne pas voir un arbre ou un oiseau, un ciel d’été, un soleil couchant de décembre me manque durement depuis dix ans. Si tout se passe bien dans quelques jours je pourrai vérifier la pellicule sauvée en la glissant dans un appareil de projection d’époque et je verrai revivre les morts dont j’ai nettoyé les visages, reconduit les gestuelles, recomposé les actions. Ce visage, vais-je le voir vivre à nouveau ? La course folle de cette voiture sans capote conduite par un gros homme hilare qui n’en finit pas de la faire démarrer avant qu’elle ne bondisse en avant va-t-elle me faire croire qu’il la conduit pour me rejoindre ? Tous les acteurs sont morts, toutes ces femmes et ces hommes dont je sauve la trace à travers les archives du monde, dont j’apprends la présence au sein de telle ou telle collection avant d’y filer voir, ils sont morts, il n’en reste que des images sur une pellicule qui vire au vinaigre, ou risque de prendre feu. Pour moi ils sont mes familiers, ils me conseillent, me font rire de leur impatience ou de la jalousie de l’un envers l’autre si je ranime un nouveau fragment dont ils sont absents. Leur caractère enfantin me rend joyeuse, je lance un signe à ma toute vieille, sa mise en plis argentée n’est jamais loin. Et les petits se sauvent en courant.
Je ne dois pas me laisser distraire par ce que mes morts n’ont pas réussi à me léguer, ni à ce qui me reste d’eux. Ni à leur dernier visage avant qu’ils ne soient transformés, ni à celui de leur dernier instant. Ni par leurs tombes éparpillées. Je m’applique à les lisser, les aplanir, les aplatir, les fixer sur des petits supports à bords ronds comme des cartes à jouer et je les observe s’organiser en sept familles, celles qu’on se chippe d’une main à l’autre pour la reconstituer. Dans la Famille Alcolo je demande le fils, l’oncle et la grand-mère, dans la Famille Anorexique je demande la cousine. Dans la Famille Sans mère, la mère. Dans la Famille Sans père, le père. Comme dans les jeux d’enfance, les cartes posées côte à côte forment une suite reliée par des détails déployés en panorama : la maison du père se prolonge vers l’étang de la cousine, puis vers le bistro du grand-père. Une même route en lacet parcourt les cartes de la Famille Déménagement, chacune son camion. Sur la carte Fille, une enfant passe sous la remorque, on ne voit que son petit derrière et d’autres enfants autour, médusés. Parmi les vingt-et-une cartes, celle de l’enfant qui se glisse sous le camion est ma préférée, son corps plié qui disparaît, ses petites chaussures, le rouge de sa robe. Est-elle morte ? Ce corps-là n’a plus aucune existence, est-ce la mort ? Je convoque la petite inconnue, elle sort de sa carte, sa forme flotte autour de moi, étirée de filaments, sorte de poulpe transparent, brave du désir de se glisser sous le camion qui va partir en Espagne tout à l’heure. Cette enfant est morte. Elle n’a pas encore l’âge de raison, ne sait rien sauf ce qui serre dans le ventre quand elle proclame Je passe dessous, c’est mon camion. Elle s’échappe de mes doigts qui ne savent pas la tenir, feu follet elle part faire un tour de jardin et s’allonge sans fin jusqu’aux falaises blanches qui barrent le paysage. Il faut définitivement être morte pour un exploit pareil.
Formidable, Catherine, j’adore ! Quelle bonne idée de faire vivre les morts par leurs photos. Merci.
Merci Émilie,
Cet exercice est si étrange que je me suis appuyée sur une chose tangible.
Bonne suite,
C
Quelle texte et choix de métier inspirant. J’aime la relation qui s’etablit entre le personnage et ses morts « ils me font rire de leur impatience ou de la jalousie de l’un envers l’autre si je ranime un nouveau fragment dont ils sont absents »
Merci Louise,
D’où vient cette idée de film…je ne sais pas ! Pure fiction cette fois ? Jamais vraiment.
Bonne suite,
C
…ce texte ravive en ma mémoire le souvenir de quelques pellicules photos Kodak que j’ai trouvées en vidant l’appartement d’une très proche, dont la mort est encore tellement « vive » que je n’ai pas à ce jour osé les faire développer… grâce à tes mots je vais peut-être aller les sortir du tiroir, ou du placard… Merci!!
Beaucoup aimé la première partie, bien happée par l’écriture ( le fond et la forme). La deuxième partie m’a déstabilisée, mais cela fait du bien d’être déstabilisée car on reprend une lecture d’une manière plus lente. Merci.
La lenteur comme le souligne Solange « d’une manière plus lente », c’est bien ce qui s’applique ici à faire ressurgir les images. pas de précipitation au risque d’un enflammement. Et ce jeu de cartes. Encore faut-il tirer la bonne. très fort, Catherine.
Il semble bien, Catherine, que tu aies ici répondu pour moi à la question implicite que tu te posais dans le commentaire auquel je n’ai pas encore dit merci (mais ce ne saurait tarder). Reste à savoir où, précisément, dans ce texte qui fourmille, change de régimes. — Un café tranquille, en balayant la ville autour de soi, de cet œil qui observe aussi ce qui se passe là, dedans, et la ville autour de soi est repeuplée de tout un monde antérieur, de présences du passé. — Et puis, la matière de ces présences, du travail photographique, de restauration, et c’est la vie de la narratrice qui prend forme, qui prend corps. — Et puis, manque un visage et il apparaît. Manque des relations avec ces présences et elles interviennent. (Pour décrire trop vite l’effet du texte.) — Et l’envers du texte, où les cartes sont rebattues, la règle du jeu redéfinie peut-être, et c’est la naissance d’une histoire. La petite fille au camion, entre fable et récit de vie. — Merci Catherine.
Beaucoup aimé ce récit, son déroulé, ses multiples. Merci.
Je n’avais jamais pensé, avant de te lire, que notre relation obsessionnelle à la lumière, qui sans cesse capte notre attention, est une façon de nous laisser distraire par nos morts. Et l’équivoque que tu proposes-là (mes morts pour ceux des photos et celles, successives de la narratrice) me donne du bon grain à moudre.
Merci.