#rectoverso #06 | quand on est personnage de roman

Quand on est personnage de roman, on respire l’air des autres. On n’existe que par les autres. À cause des autres. 

On naît quelque part dans l’imagination d’un écrivain, entre deux pensées vagabondes, puis on grandit dans une forêt d’idées, à l’ombre des plus grandes. On est nourri par tout ce qui parcourt un esprit humain. Une impression, une sensation, une volonté, une déception, un amour. La vision d’un tableau, l’écoute d’un air de musique, le parfum d’un instant. Un souvenir.

J’ai été conçu dans un rêve. Mes premiers contours sont apparus dans le brouillard d’une fin de nuit. Vaguement. Furtivement. Un embryon révélé au détour du chaos d’une émergence inconsciente. Et puis je me suis développé dans mon cocon, alimenté par les fruits d’une jungle luxuriante. Par chance. Parce que naître, c’est aussi avoir de la chance. D’avoir pu grandir dans un environnement favorable. Ne pas être de ces idées avortées trop tôt, de ces pensées poussières qui s’envolent au premier souffle.

Je suis né dans les pages d’un carnet. Une note dans la marge. Un nom incertain, pas encore un visage (détail curieux, j’avais déjà les cheveux longs ; le psy jubilerait en découvrant la calvitie installée de mon concepteur). J’ai grandi pour devenir une suite de lettres sur un écran d’ordinateur, à la fois amas de pixels et de bits pour passer mes premières nuits dans un fichier enregistré sur un disque dur. Et puis j’ai été imprimé. Premières sensations physiques d’exister comme personnage de roman, sur des feuilles volantes sorties d’une imprimante à jet d’encre. Puis, dans un livre où je vis désormais, matériellement enserré l’essentiel de mon existence. Voyant si peu le jour, la lumière d’une lampe de chevet parfois. Et je cours et je vole et je répète mon histoire sous les yeux abandonnés des lecteurs à qui je dois ma survie. Parce que je le sais, arrivera un jour où je disparaîtrai. Un jour où je ne serai plus lu. Un jour où je serai oublié.

Un personnage de roman est confronté à plusieurs morts. Il y a celles que l’intrigue dicte. La mort de mon ami d’enfance page 38 et celle de ma mère page 125 font partie de ces pertes que je revis inlassablement avec le même désarroi. La même tristesse. Je pourrais dire avec la même intensité, mais ce n’est pas vrai parce que je m’use. Les yeux des lecteurs s’usent, ils perdent la vision spontanée des couleurs d’une époque, celle où je suis né, pour être remplacée par celle d’un présent en perpétuel changement, au moment même où ils me lisent. Me renvoyant de fait à une autre mort, la mienne. Hors du récit, par usure. Puis par oubli.

La mort d’un personnage de roman, c’est l’oubli. Une mort par érosion, lente et somnolente. Disparition cruelle (existe-t-il des disparitions qui ne le soient pas ?) mais pas définitive. Il suffirait d’un fragment de souvenir pour que mon cœur se mette de nouveau à battre. Il suffirait d’un rêve pour que l’empreinte inconsciente que j’ai laissée dans un esprit m’éveille à la vie. Même si je n’ai plus d’existence physique, que les pages des livres sur lesquelles je suis imprimé ont été digérées par la moisissure d’une cave trop humide. Même si le fichier de traitement de texte sur lequel quelques traces de moi subsistent a été bâillonné par l’obsolescence du programme informatique. Même si je ne suis plus fait de mots. 

Je deviendrai alors une idée, un vague souvenir, blotti dans l’esprit d’un ancien lecteur. J’habiterai un esprit rêveur, je ronronnerai parfois, timidement. Par chance, peut-être, je nourrirai un embryon de pensée qui, un jour, deviendra à son tour un personnage de roman. 

Et quelque chose en moi reviendra à la vie. 

Photo de Carl Tronders sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

5 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | quand on est personnage de roman”

  1. Comme j’aime cette voie et cette voix ! qui me renvoie à cette hypothèse psy de comptoir ou de bazar : et si nous étions tous les personnages d’une grande pièce de théatre ( ou d’un roman sans fin) qui se joue à ciel ouvert ? Grand merci !

  2. ah oui quelle belle idée et si bien conduite
    j’adore les morts rencontrés à telle page ou telle page et cette tristesse qui remplit le personnage, une tristesse accordée par l’écrivain solidaire
    oui quelle belle idée, Jean-Luc, d’un genre dont tu nous gratifies souvent…
    à te suivre… (le temps m’a manqué jusque là pour te rejoindre, mais c’est fait !)

  3. Cher Jean-Luc, je découvre ce beau texte tout en circonvolutions, et métatexte déambulatoire, comme ce dialogue assez fou de Diderot dans l’incipit de jacques le fataliste.. c’est rempli de force et de nostalgie – ce détachement qui crée une alliance plus intense avec le lecteur