On ne sait jamais où ils se trouvent dans l’orchestre. Certains disent « tout au bout », cachés dans l’ombre des joueuses de basson, le corps tendu rebelle des joueuses de basson, ces chercheuses de poux dans la profondeur des chairs, leur chaos interne et la débâcle des grands rires frais, casseroles d’eau froide sur la tête quand trop de torts se bousculent. Les flûtistes se collent aux parois des sages, on les sent venir quand la truffe aux poils drus contre le bras remonte jusqu’à l’épaule – le souffle chaud de la bête. Revient en géographe de tes promenades si seules. Le souffle fou d’Eric Dolphy posé à l’arrière du cou, doucement poussant sous l’aine les petits bateaux de papier qui traînent leur douceur vertébrale. Je te parle le langage de la flûte qui rôde dans tes bonds de faune et d’enfant. Et soudain te reviennent ces visages que tu as veillés si souvent dans les prémisses de l’été, ces morts fabuleux de toute cette mort vêtus, cette hardiesse d’avoir en toi tant de patience pour les morts, à les veiller jusque vers cinq heures alors que tu avais sept ans à peine, c’était une chose qu’on faisait autrefois près du lit apprêté pour le mort, et la flûte nous suivait toute la nuit, jusqu’au caveau et plus profond encore. Tu n’avais pas ce qui protège des esprits mauvais. Tu avançais et tu chantais si fort que c’était un adagio rempli de poumons ! la joie, et puis les pleurs, ce fut tout, depuis le petit camarade de classe renversé par un camion parce qu’il voulait rejoindre sa grand-mère de l’autre côté de la route. Des mois à l’attendre l’enfant, avec qui tu passais les récréations à chanter, les mois à entendre la flûte revenue du Styx avec l’ami sur le dos, parce que les flûtes ramènent les enfants, et puis l’esprit des enfants, tu te souviens quand ta sœur avait perdu la tête, il a bien fallu remettre un air de flûte, et puis vous les chantiez, ces bleus de forêt et de chanson abrupte qui tombent des falaises. J’ai porté ces chants dans les romans de gare, avalés pour oublier l’avanie d’existence, ces longs mois où je perdis dans des accidents d’automobile les meilleurs de mes amis, et puis mon petit copain – de l’époque comme on dit. Aujourd’hui on crache sur ceux qui préviennent, la vitesse et les lois. Mais je connais ces horreurs de la route, on apprend à les bénir ces petits airs de flûte. C’est ton visage ouvert, ma mie, sur l’horizon de pierre et de floraisons bleues, die blaue blume cachée sous tes paupières, la flûte glissée là sous ta pierre, le son si transparent qu’il soutire l’eau des brèches, et se rallie aux liquides qui liment les pensées, les flots, l’eau savonneuse, le vol énorme et lourd des abeilles charbonnières.
Pour Sylvaine Hélary et Stewen Corvez
C’est étrange et tellement beau ces flutes qui relient aux morts et ces bateaux déparier poussés par le flutiste…
Une telle avalanche de mots et d’images pour dessiner les flûtistes, c’est fort. Impressionné (c’est pas le mot), enchanté (je m’approche), conquis (pas ça non plus mais ça le fera). Merci.
soudain le texte commence quelques lignes plus loin avec « cette hardiesse d’avoir en toi tant de patience pour les morts, à les veiller jusque vers cinq heures alors que tu avais sept ans à peine, »
tant de choses contenues, ce petit camarade renversé par un camion, ces morts d’enfant impossibles à supporter (le genre de choses qui me rentre dans le corps profond comme un coin métallique parce que je l’ai eue dans ma vie, cette mort d’enfant), et ces chants associés pour toi à la disparition violente…
très beau et chargé de force…
C’est très beau, avec ces phrases longues, le souffle, la musique, les enfants et bien plus encore. Merci Françoise pour ce texte.
C’est très beau, jusqu’à la dédicace
« cette hardiesse d’avoir en toi tant de patience pour les morts, à les veiller jusque vers cinq heures alors que tu avais sept ans à peine, c’était une chose qu’on faisait autrefois près du lit apprêté pour le mort, et la flûte nous suivait toute la nuit, jusqu’au caveau et plus profond encore » merci Françoise cette flûte ce souffle revenu du Styx . Grande émotion à lire et à écouter
Le joueur de flûte au village d’Hamelin lui, emmenait les enfants pour les faire disparaître.
La flûte, recto ici, verso ailleurs
On se glisse dans ce texte, avec une fluidité étonnante, malgré le chaos de la route et ses morts, enfant et amis.