#rectoverso #06 | Message reçu aujourd’hui à 8h11

Nanterre, 13 février 2018 © XG

You could have been more
Than a name on the door
On the thirty-third floor in the air

Joni Mitchell The Arrangement

RECTO

C’est l’automne. Le tramway peine dans la grande montée entre Porte de Bagnolet et Porte des Lilas. Des agglomérats des feuilles mortes encombrent les voies. Arrêt Adrienne-Bolland Trois Vigipirate arpentent le boulevard, Famas contre le ventre. Cinq, dix, quinze collègues convergent vers l’entrée principale. Elle fait la queue devant la grille. Des feuilles de platane s’accrochent aux barbelés concertina. Entrée. Le lecteur d’empreintes. L’œil devant l’œilleton. La vérification de la carte, avec le portrait usé et le nom, Bouthier Sylvie en caractères gras. Le salut à l’homme au képi. La cour d’honneur avec son drapeau trempé de la dernière averse. Le bâtiment D. La javel sur le carrelage. La cire sur les marches du grand escalier. Quatrième étage, les combles. Le plafond bas, le ciel gris par les chiens assis. Le long couloir. Les portes des bureaux entrouvertes. Les doigts qui claquent sur les vieux claviers. Le grondement de la cafetière entartrée. L’odeur du robusta. Le bureau du fond, le sien. La bannette de courrier, vide. L’orchidée en berne. Le ficus gris de poussière. Le bouton Marche de l’ordinateur — son grommèlement, ses stridences. La fenêtre d’accueil de Windows Vista. Le téléphone qui se met à vibrer dans le tiroir du bureau. Le téléphone silencieux depuis quatre mois, conservé à portée de main parce que c’est le protocole. Vibration pulsatile. Le nom du correspondant sur l’écran. Un nom venu d’ailleurs, de loin — un revenant. La vibration s’interrompt. Trente secondes de silence, d’immobilité. Notification de message vocal.

VERSO

Choisir une gare au hasard, la plus éloignée possible du boulevard Mortier, parce que la triangulation des appels interdit d’utiliser le téléphone d’une précédente mission au bureau. Choisir une ville où l’on n’a aucune attache. Ce sera la banlieue est, Livry-Gargan. Il est 17h45. Elle quitte le bureau, salue les uns, oublie les autres. Chemin inverse vers le boulevard. Le même soulagement chaque fois qu’elle retrouve le monde civil, la transparence du quotidien des autres. Une éclaircie dans le ciel de traîne. Le tramway direction Porte d’Asnières. Trois stations jusqu’à Delphine-Seyrig — Calogero dans les écouteurs. Cinq minutes de marche jusqu’à la gare de Pantin. Un ICE pour Berlin passe voie B. Le RER arrive. Pas une place assise. Le trajet collée aux portes, la sueur d’une femme, les cris d’un enfant. Noisy-le-Sec. Bondy. À Bondy, elle descend, longe le quai, prend le souterrain et ressort sur le quai du tramway direction Hôpital-de-Montfermeil. La rame est bondée. La Remise à Jorelle. Les Coquetiers. Allée de la Tour – Rendez-vous. Pourquoi pas cette station-là ? Elle descend une seconde avant la fermeture des portes. Les voyageurs s’éparpillent. Le quai est vide. Elle sort le téléphone de son sac. Une seule barre de batterie. Le moment est venu. Vous avez un nouveau message message reçu aujourd’hui à 8h11 salut Catherine c’est Christophe ça fait un moment que je me dis il faut que je l’appelle et puis et puis tu sais comment c’est avec le boulot comment vas-tu je pensais te croiser au consulat le 14 juillet tu es peut-être retournée en Europe chez nous ça ne s’est pas amélioré tu t’en doutes depuis les frappes dans le sud et tout ce bordel pour les affaires c’est pas gégène mais on survit les copains du tennis t’embrassent tu nous manques pour les doubles à moi surtout je vais pas te le cacher surtout depuis cette semaine à Tyr j’espère que tu vas bien rappelle-moi j’attends de tes nouvelles je t’embrasse et et à bientôt Catherine. Elle raccroche. Une larme. Une goutte de pluie sur la banlieue inconnue. Dans deux jours elle enverra ce téléphone à la destruction. Elle change de quai. 6 minutes d’attente pour le tramway en sens inverse. C’est fini, tout ça, fini.

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

3 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Message reçu aujourd’hui à 8h11”

  1. Images, détails, une voix qui parle… La vie sans le verbe, crue, et l’imagination qui bouche les trous, inquiète. Belle composition d’ambiance, je trouve. Et oui, envie de connaître l’histoire, forcément.

  2. langue hachée, rapide, terriblement efficace. on ressent tout jusqu’à l’odeur du Robusta… on est dans un film, on suit le couloir, on sent la vibration du téléphone
    pas une seule fois le mot mort, mais… la larme pareille à une goutte de pluie sur la joue
    beau et fort… merci et salut Xavier… un plaisir de te retrouver