# rectoverso #06 | Décompte

Quand on est caissière, faut savoir compter. Jamais su compter et quand même caissière. La caisse c’est une petite boite en fer avec tout le fourbis, billets, monnaie et tickets d’entrée rassemblé dans une boite 15X11cm. La caisse, c’est une table de camping, ouverte par tous les bouts, on peut reluquer mes jambes, zieuter dans la boite, passer derrière ou stationner sur les côtés et ils ne s’en privent pas, ces foutus cinéphiles… le responsable a négocié avec la cinémathèque pour avoir les films (et donc le public) mais pas avec Conforama pour avoir un mobilier protecteur. Donc sur mon petit pliant, je donne les tickets, prend les sous tendus, pas un qui aurait la monnaie, fait un rapide calcul mental, jamais eu de bonnes notes au calcul mental, rend la  différence enfin j’essaie, manque deux  euros dit-il dans un pauvre sourire, le cerveau ne répond plus bien, je ne peux pas compter dessus ni dedans, tout y est en fusion, la calculette mentale qui n’a jamais bien fonctionné est carrément en panne, cinq moins deux n’égale pas quatre, ah bon ? je décide de le croire alors je vous rend trois, je ne sais plus, je m’en fous, vivement ce soir dans les bras de mon amour, au suivant, Quand on est caissière vaudrait mieux savoir compter. Les surveillants de l’expo se plaignent de leur tâche rasoir, mais aucun ne veut échanger, l’épouse de l’organisateur vient râler que je suis en retard, faut commencer la séance, ok combien font 7 fois deux ?  Les surveillants s’emmerdent tellement qu’ils ont fait grève, l’organisateur qui s’affirme paysan poète en a ravalé son Rimbaud, comment ? quoi ? qu’est-ce ? Moi exploiteur ? comment une prime du soir ? mais c’est une œuvre jeunes gens, une œuvre à laquelle vous contribuez, et puis il s’est mis à soliloquer, sur l’art,  le cout de la posture artistique, les frais, les subventions riquiquis, le poème en cours, et tout le fourbis, les surveillants de l’expo passent d’un pied sur l’autre, fascinés par le noir luisant du paletot en velours du paysan poète, fixés dans l’éternité de son discours fleuve, celui où pour rien au monde ils ne se baigneront une deuxième fois, face à l’infini lointain du point final de cette logorrhée artistico- révolutionnaire qui justifie leurs émoluments misérables. Ayant un besoin criant de cette tune, ils s’écrasent et le speech fini, les larmes du paysan poète dument essuyées, s’en retournent dans leur niche d’ennui et moi à ma boite. Comme on est bien en retard, je calcule deux fois plus vite, les chiffres dansent la samba dans ma tête, ces crétins arrivent par dix, et m’obligent à multiplier, les adhérents m’obligent à soustraire, dieu merci j’échappe à la division, jamais compris le truc des retenues je n’aurai donc pas à poser des chiffres autour d’une potence. c’est une telle débandade que la file s’arrondit autour de moi, autour de mon petit pliant et la table de camping, ils font cercle, ils comptent pour moi mais ne sont pas toujours d’accord entre eux, Six, non Cinq, Douze ! On est passé au loto, ils sont gentils, des billets s’envolent, ils me les rendent gentiment, une âme coopérative fourre ses mains dans ma boite pour aider, je m’affole, non quand même… la table de camping frémit, arrêtez de pousser, quelle frénésie pour voir des fims muets en noir et blanc, des films qui cassent une fois sur deux et mettent dans l’attente d’un bout de scotch, je suis en sueur, les cinéphiles ça tient chaud faut croire, ou c’est le calcul…La cohorte des adorateurs des vieux superhuit enfin engouffrée dans la salle, je recompte ma caisse qui par un miracle inexplicable tombe juste !  

Je la ramène non sans fierté à la femme de l’organisateur qui n’a aucune prétention à être paysanne poétesse mais aimerait bien s’offrir un tailleur Chanel. Elle me regarde de travers le petit mouvement contestataire lui est resté en travers de ses projets vestimentaires. Comme la confiance règne, elle recompte. Il manque 100!!!! Assène t’elle au comble de la jouissance. Comment ça manque cent ? Et bien recomptez. Je recompte, ça tombe juste, elle recompte, il manque cent, je recompte, je ne comprends pas sa manière de recompter, elle ne me parait pas logique, et si je suis nulle en calcul en logique je tiens mon rang, elle je la sens désordre, elle est dans la vie comme dans un grand magasin, elle ne sait pas où donner de la tête, l’aspirante au prêt à porter de luxe m’épuise, elle me toise de son œil mauvais où est inscrit en lettres de feu VOLEUSE ! VOLEUSE ! C’est trop de stress, je m’affaisse, je finis par lâcher eh bien prenez-les sur mon salaire… Très bien. Fin de la discussion. Elle le fera c’est sûr. Retour dans le hall désert du lieu d’exposition, mon amour m’y attend, on traverse ensemble le quartier désert le long de façades aveugles, son bras apaise mes épaules endolories. Qu’est-ce que c’est mort ce quartier… On arrive sur la place, le premier guillotiné de 92, c’était sur cette place. Ses mots m’éclaboussent de sang, il semble s’en délecter, je lui raconte mon aventure caisse, ça le fait marrer, il poursuit sur la guillotine, il en connait un rayon sur la guillotine, les guillotineurs et les guillotinées, il prépare une thèse sur les crimes de masse dans l’histoire, la guillotine est sa préférée, suffisamment éloignée pour en émousser le tranchant, presque vintage en quelque sorte la mort emperruquée et en bas de soie doit lui paraitre moins sévère, qu’est-ce que tu racontes ils montaient sur l’échafaud en chemise et la nuque rafraichie, de perruque au moment du tranchoir il n’y en avait plus. Il me sort de mes problèmes de caisse pour me plonger dans une bassine de sang, nous voilà dans la prison S21, lui-même en a des hauts-le cœur, la shoah lui tire un accent funèbre et des soupirs mélancoliques, la Kolyma… mon amour vit au pays de la mort infligée. Dans l’ensemble ça le rend plutôt gai, il faut savoir envisager le pire est sa philosophie, ça allège parait-il, il est des choses qu’il vaut mieux dire que les entendre, et moi qui l’écoute, je suis glacée…

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement, beaucoup plus sérieusement depuis la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

8 commentaires à propos de “# rectoverso #06 | Décompte”

  1. J’adore ce dialogue intérieur qui joue du décalage en permanence, une façon d’être ailleurs malgré une action commune. Elle se trouve là, la matière du voyage et je trouve ça réussi. Merci.

  2. Sûrement qu’on ne confierait pas sa fortune à ta caissière, mais c’est drôle, et ta façon de compter et recompter, c’est parfait !
    et ton verso tout aussi drôle et décalé avec guillotine vintage… ça alors tu sais faire !!
    merci Catherine pour ton humour grinçant, (et tu m’avais bien prévenue pour cette #06 avec son lot de choses terribles !)

  3. J’aime beaucoup le contraste, le décalage, entre le recto et le verso, comment on passe d’une table de camping à la guillotine.

  4. Chère Catherine,
    c’est totalement réussi et totalement original !!
    étonnamment, malgré le burlesque d’un film à la Chaplin, les évocations sont ultra réalistes et profondes… un beau quart d’heure philosophique. je voudrais être la petite voix mordante de la caissière…

  5. J’aime beaucoup la caissière, ce qu’elle est, son cerveau qui ne fonctionne plus bien, sa manière de s’exprimer… et ce petit monde qui se dresse autour de la caisse dans la dernière partie de ton premier texte, la vigueur que prend ton texte à ce moment-là.
    Bravo !