#rectoverso #06 | un spectre ou un fantôme

Ce qui reste assez compliqué, mais c’est dans l’idée même de cette création – mais est-ce bien une création ? toute la question est peut-être là – assez compliqué de s’y retrouver : j’ai souvent pensé à Cary Grant alias Roger O. Thornhill inscrit sur la pochette d’allumette (produit dérivé, Roger est publiciste – « vous avez du feu ? » demande Lauren à son Humphrey) (« pour quoi O ? » lui demande la blonde assise face à lui (Eve – fatalement – Kendall) dans le wagon restaurant du train qui relie le nord au nord ouest ; « pour zéro » répond-il – il hausse les épaules) parce que cette histoire en est pleine, remplie, exsangue presque de patronymes – faux, complètement faux le plus souvent. Pour un diplomate, assassiné en plein milieu d’un restaurant par un certain Kaplan, voilà Thornhill identifié, la main sur le manche du couteau planté dans le dos… Kaplan c’est lui, Kaplan c’est moi. C’est sans doute quelque chose de très américain puisque ça se nomme « MacGuffin », anglais peut-être plus encore. Un prétexte – quelque chose qui serait là avant le texte mais qui pourrait le faire avancer, démarrer exister : il n’y aurait plus qu’à le retranscrire et le tour serait joué… Alors dans cette histoire il y en a un de patronyme de particulièrement gratiné : c’est le mien (j’ai vaguement le sentiment d’écrire pour autre chose, ailleurs, quelque chose de différent, un obstacle à la progression quelque chose qui m’en empêcherait – mais il y a trop de « je » qui n’est pas le bon) (je recommence) (mais avant ça, le restaurant est aux Nations Unies à New-York et j’ai vaguement le souvenir d’un plan en plongée du haut de l’immeuble sur l’entrée au loin, comme quelques petites fourmis, il me semble)

En réalité je n’existe pas. On m’a fabriqué : sur le « on » précédent, toutes sortes d’hypothèses ont été émises (c’est une histoire qui en est bourrée, bondée, profuse foisonnante, on n’en peut plus il y en a trop, il y a longtemps que le vase a débordé) du genre l’Opus Dei, la loge Propaganda Due et donc les francs-maçons (bon ceux-là étaient faux tu sais comme on dit des faux-frères), les Bulgares (à l’époque du parapluie), la Tchécoslovaquie (bien avant Vaclav Havel), les pays frères donc et donc par là, ou pas d’ailleurs, le KGB de l’époque, le Mossad, bien sûr et certainement les services secrets civils et militaires du pays, ceux du grand Satan comme ceux de l’organisation de libération de la Palestine et son Front populaire de libération, on aurait pu y ajouter l’Iran mais à cette époque-là, le shah était encore plus ou moins en poste impérial (je me souviens de Persepolis et des vingt cinq siècles de monarchie – on y a croisé crâne d’œuf et ses avions renifleurs – de ça, tu te souviens) – mais le nom dont on m’a affublé a une consonance anglo-saxonne ce qui fait que le tout viendrait de là. En vrai le mystère vient aussi, précisément peut-être – du moins c’est ce qu’on a cru pouvoir déceler alors – de la firme elle-même, dans ses carnets secrets. Le tout est une affaire d’avions, et comme l’Italie est une partie importante de l’organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan ou Nato, comme tu le souhaites – dite « machin » par un général non encore à la retraite) elle doit savoir à peu près où se fournir en armements. Notamment son ministre de la guerre (pardon des armées) (pardon encore : de la défense). La firme avait (et a toujours de nos jours, comme quoi les choses, parfois, se conservent) des avions à placer, faire tourner la machine, produire employer rémunérer gagner de l’argent réinvestir et continuer – il faut bien aider ceux qui achètent, les pots-de-vin, backchichs, les commissions, les rétro-commissions existent depuis que le monde est monde – ou presque. Il faut que quelqu’un s’en charge : quelqu’un dans la vie réelle, dans la vraie vie, pas quelqu’un comme ça, n’importe qui non, un vrai quelqu’un. Et ce quelqu’un c’est moi. Il y avait un feuilleton à cette époque-là, à mon époque et même avant, qui faisait « tous les gouvernements ont leurs services secrets » et le héros (c’est tout moi) disait alors « oh ! Je me présente, je m’appelle Drake, John Drake » . Alors oh, je me présente, je m’appelle Cobbler, Antelope Cobbler. On a longtemps cherché à savoir qui j’étais, on a voulu faire croire à mon existence sous les traits du président (celui de la Démocratie Chrétienne, pas le vrai), de ceux du premier ministre pourquoi pas, d’autres encore. Mais en réalité, non, je ne suis que moi. Très difficile à envisager (on ne trouve guère d’images, de portraits, photos d’identité (je n’en ai guère) dessins, ou même apparition en deuxième ou troisième plan dans une réception quelconque en consulat ou ambassade). Une espèce de passe-muraille, fantomatique, transparent, oblique peut-être, sans odeurs ni saveurs, mais simplement j’agis et on en voit les effets.
J’ai commencé à chercher ce que pouvait bien vouloir dire ces deux mots : des substantifs ou des noms propres ? Deux mots qui veulent dire quelque chose. Je ne sais plus bien où j’ai lu ça, mais quelqu’un disait les mots sont tous morts, ils ne sont que mort. Pour le patronyme, disons-le, partons de faits réels, pour le patronyme il semble qu’il s’agisse d’un gâteau, cobbler sans majuscule, c’est toute la différence, un mot étazunien sans doute – pour l’antilope, je ne comprends pas non plus (pourtant, à charge ou à décharge d’une certaine volonté de comprendre, les mouvements de cet animal, l’antilope qui est féminine il me semble, avaient quelque chose de semblable aux propos contournés, aux déclarations ambiguës, aux circonlocutions employées par Aldo : on le disait très au fait de ces façons de parler, d’en dire peu en en disant beaucoup, tout en n’en disant pas suffisamment bien que le sens en passât sans qu’on le sache vraiment : il était très fort – trop, peut-être ?). Quand un journal s’est tout à coup imaginé avoir découvert le pot-aux-roses (je déteste cette expression) en titrant sur toute sa une « Qui est Antelope Cobbler ? Mais tout simplement Aldo Moro » je serais bien tombé de ma chaise (ou de l’armoire : il y a aussi cette façon de dire – ce qu’on ne dit pas, c’est ce qu’on faisait sur l’armoire mais passons) si j’y avais été assis – mais non, je ne m’assois pas. Je ne m’assois jamais. Ni ne m’allonge. C’est sans doute une idée comme celle qui dirait que je flotte qui me ressemblerait le plus. Je suis tombé (c’est ainsi qu’on dit) par hasard sérendipitesque en recherchant un peu partout, sur des musiciens qui ont intitulé leur album « qui est Antelope Cobbler ? » j’en ai été flatté mais ça ne m’a pas avancé. Un Antonio Falduto aussi a tourné un film qui porte mon nom, mais ça n’apporte rien, et d’ailleurs je ne l’ai pas vu (apparemment, c’est une femme qui se fait passer pour moi – bien sûr, oui, pourquoi pas ? ). Je n’en sais pas plus. Je suis allé revoir un peu d’où venait cette idée-là : c’est qu’il fallait bien qu’il y ait quelqu’un qui l’ait eue, tout de même, sinon comment faire ? Un ou une responsable disons. Une idée qui sortirait de l’esprit embrumé d’un espion, d’un politique, d’un hypocrite ou d’un lâche, peut-être avait-il bu, fumé, chiqué, peut-être s’était-il drogué, médicaments ou poudres, quelque chose qui pourrait justifier l’état dans lequel je me trouve. Peut-être était-ce une femme, ou alors rien. Longtemps après, celui qu’on surnommait « le divin » n’en a rien dit dans ses mémoires ou alors j’ai mal lu. C’est-à-dire aussi qu’il a crevé, une enflure qui se dégonfle je crois bien, un ectoplasme comme moi, tant mieux, il était de 19, il est mort en 13, quatre-vingt-quatorze quand même, comme quoi la traîtrise conserve. Trente-cinq ans de plus qu’Aldo sur cette terre. Je ne suis pas certain que ces fantômes viennent me visiter, je ne suis certain déjà de rien et je ne les vois pas en rêve (et de plus, peut-être, il ne me semble pas possible que je m’endorme et rêve – ou alors c’est tout le temps un rêve et il n’y a plus de veille – ni de lendemain – tel serait mon état)
Normalement, j’aurais au moins dû être marié, un militaire (car je suis sans aucun doute un militaire) se doit d’être marié (va savoir pourquoi je pense à Richard Burton et Liz Taylor ( Qui a peur de Virginia Woolf ? ou La mégère apprivoisée, ou était-ce Marlon Brando et ses reflets dans un œil d’or – quelque chose dans ce genre – étazunien en diable) avec une fille aux yeux pourpres ? Lavandes ? Des enfants, pas nécessairement, mais des parents, sans doute, tout de même, je dois être né dans les années vingt, après guerre, un peu plus jeune qu’eux, un peu différent. Je vaque. Je sers à la guerre, la suivante je me bats, je tue, j’échappe à la mort. Qu’est-ce donc que la mort pour un fantôme ? Je cherche, je suis à la recherche de quelque chose qui me dirait que j’existe vraiment. Ou alors un homme d’église (je doute peu du fait que je sois un homme, pourtant) quelqu’un qui aurait quelque chose à voir avec le Paul sixième du prénom en son Vatican – Montini de son vrai nom, si ça veut dire quelque chose – Montini est mort quelques mois plus tard, Giovanni Batista, 97 du dix-neuvième – numéro d’ordre 262 – 78 du vingtième : quatre-vingts ans aux pelotes, très ami avec Moro mais le trahissant tout de même. Cardinal alors ? Il ne me suffit pas d’avoir mon nom écrit dans les journaux (est-ce vraiment mon nom ?). Il me manque quelque chose de concret, c’est sans doute la raison qui fait que, comme vous liriez le Mémoriale d’Aldo Moro, vous pouvez lire ces lignes : durant sa détention, Aldo tout comme moi à présent, sans doute pour me faire exister, Aldo écrivit des lettres et des lettres à ses proches et à ses prétendus amis politiques. Quelqu’un les a dénombrées (jusqu’à ce qu’on en déniche d’autres) : une bonne centaine. Mais aussi des pages et des pages récapitulatives de son action à la tête de l’État. Peut-être cent pages, peut-être plus – on les a retrouvées dans une cache à Milan – il avait quatre enfants, tout comme le premier ministre d’alors, il Divo oui, quatre enfants, peut-être viens-je d’une famille de quatre enfants ? Aussi ? Ou je m’égare du tout au tout, ni militaire, ni marié, ni curé ni rien de ce genre, je disais que je n’existe pas, non. Je n’existe pas

la une de la Stampa, pas réussi à déterminer exactement la date – vers fin 77

retravaillé vers 14h30 le samedi ou la pétition contre la loi (abjecte) duplon ne pas tarder à passer les cinq cent mille signatures (dans la série à quoi tu penses) (ou celle ça n'a aucun rapport mais on s'en fout)

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10" et le site plutôt là : <a href="https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

6 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | un spectre ou un fantôme”

  1. J’ai déjà aimé l’entrée sur les références de cinéma (je me rappelle d’ailleurs un texte ancien avec des références sur les chansons françaises, magnifique) et puis ça a tourné, j’ai suivi le virage, j’ai un peu nagé, mais le style très vivant m’a amenée jusqu’au bout avec encore plein de références. Merci pour le voyage!

  2. Ça tourne labyrinthe du MacGuffin aux pots-de-vin-backchichs; j’aime tout ce questionnement sur l’identité réelle ou fictive… le cinéma, les services secrets… merci Piero !

  3. Excellente la coupure de presse
    Pour le reste, tout est très cinématographique, le questionnement identitaire, très historical movie étazunien
    Je me demandais si Antelope Cobbler connaissait Keyzer Söze

    • @Philippe Liotard :tu te souviens de Coluche qui disait : « il n’y a que la date de vraie dans un journal » ? c’est un peu ça (Kevin Spacey – les mêmes initiales, tiens donc – reviendra sans doute (on peut l’espérer au moins) peut-être…). Merci à toi Philippe