#rectoverso #06 | Aujourd’hui, maman est morte

Recto : Aujourd’hui, leur maman est morte.

Le cercueil est dans le corbillard, le corbillard, devant l’église, sur la place. On n’en est plus à la charrette à bras.
J’ai le temps d’observer. Des gens (devant l’église) attendent, des gens vêtus de noir, regroupés par paquets de trois ou quatre. On sait qui est de la famille, qui ne l’est pas. Les vieilles dames ont replié leur bras gauche, elles portent leur sac à main sur l’avant-bras, juste à l’entrée du coude. Certaines se mouchent, non pas à cause du chagrin, le chagrin ça se voit autrement. Elles se mouchent parce qu’il fait froid. Et d’être là à attendre…
Les hommes enlèveront leur casquette et tripoteront les bords au moment d’entrer dans l’église, ça j’en suis certain. Après le cimetière, il y aura un temps chez les enfants qui ont prévu un pot d’adieu. Il y aura du vin blanc, quelques boissons sans alcool, quelques petites choses à grignoter, ça aussi j’en suis sûr. Et moi je serai parti.
Nous sommes quatre, je suis porteur, côté de l’épaule droite du mort. C’est ma place, on a réglé comme ça avec les collègues. Il fallait bien qu’on fasse des choix.

Je porte le même costume depuis trois ans. J’ai pris un peu de poids, je me sens à l’étroit. On a une prime pour l’habillement mais elle n’est pas renouvelée systématiquement. Il faut que j’en fasse la demande au siège. Les chaussures, ça va. Je fais très attention. Cirage et crème nourrissante pour cuir. Les chaussures, c’est cher mais il ne faut pas mégoter. Il faut être confort. On est longtemps debout. Un de mes collègues a eu très mal aux pieds dans ses chaussures. Ampoules plein les talons, ça c’est dur. Un coup à déraper, à faire tomber le cercueil !
J’ai dû apprendre à faire un nœud de cravate. Quand je bossais dans l’animation, on était tee-shirt/baskets. (à nos frais). Mais ça me va, je me trouve assez élégant dans ce costume. Il est sobre il faut dire.

Le rituel est toujours le même avec quelques variantes.
Au signal, quand la famille, le curé nous font signe, nous prenons place, nous levons le cercueil et le plaçons sur une épaule. Une sorte d’épaulée-jeté dans un parfait accord. Nous entrons solennellement dans l’église (ou au funérarium, ou dans un temple, ou ailleurs…) nous déposons le cercueil là où il doit devra posé, plaçons les fleurs, la photo du défunt dessus et repartons avec tout autant de solennité. On se fait oublier dans ce métier.
Je ne suis pas tenu d’assister à la messe. Souvent on se retrouve tous les quatre (le chauffeur fait aussi porteur) au café, on sait combien de temps ça va durer (c’est écrit dans le contrat). Ça fait une coupure. On se connait bien maintenant.
Après la cérémonie, nous portons le cercueil jusqu’au cimetière. Le fourgon est suivi par les voiture des proches. On ne doit pas rouler trop vite. On veille à ne perdre personne.
On refera les mêmes gestes avec assurance et gravité avant de serrer la main aux clients. Ils passeront plus tard au bureau pour régler le solde.

Verso : Disparition(s)
J’aime mes morts. J’ai de beaux rendez-vous avec mes morts. Ce sont eux eux qui me font vivre.
Mes morts, j’en prends soin. Je ne pense pas à ma mort quand je porte un cercueil. Je pense à la précision de mon geste, au rythme de mes pas. Je me sens gracieux, je me sens danseur. Je suis léger, je suis utile. Je porte.
Je veux être discret. Ce sont eux les héros, je suis à leur service.
Je ne pense qu’à disparaître pour leur laisser la place. Ce sont eux qui meurent et moi qui m’efface. Mes morts prennent le dessus. Ils sont morts et je m’exécute.
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A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr

6 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Aujourd’hui, maman est morte”

  1. Très beau texte qui nous fait mieux réaliser ce qu’est ce métier de service des morts. Merci

  2. j’aime bien l’incipit-poupée russe : j’aurais aimé qu’il se prolonge encore . Et « On veille à ne perdre personne. » En matière de perte il ne manque pas d’humour ce croque-mort 🙂

  3. épaulée jetée…gracieux… danseur… la danse de la mort… dans ce rituel réglé comme du papier à musique…merci .