Chaque jour, avec l’ombre de moi-même, je marche. Régulièrement, je m’étire et me régale à la regarder s’agrandir ou rétrécir. Midi, c’est notre heure de rendez-vous incontournable. Je connais même quelques spots pour lui permettre de se démultiplier – si elle le souhaite bien sûr. Les ombres n’ont pas coutume de se faire de l’ombre. Au contraire, je crois pouvoir affirmer qu’elles apprécient nos conversations à plusieurs.
Au fil du temps, j’ai pris confiance en nous. Malgré le rythme insensé que l’on m’imposait autrefois au travail, j’allais chaque jour, sans faute, la retrouver. Sa présence impalpable m’effrayait, mais me rendais curieux. Le week-end, quelles que soient les saisons, j’en profitais encore davantage, un jour, à la terrasse d’un café, un autre, en bord de Seine. J’aimais aussi les voutes des ponts. On y était tranquilles et l’écho était de la partie.
A la tombée de la nuit, sous la lumière de la lune, penché à la fenêtre de ma cuisine, celle juste au-dessus du lampadaire de ma rue, elle m’attend. C’est la plus calme de toutes. Nous avons notre rituel. Je lui raconte dans le menu ma journée, puis je fixe un endroit en bas de mon immeuble, et je l’invite dans mes rêveries nocturnes. J’ai tout au long de ma vie, expérimenté de nombreux expédients pour m’endormir, mais l’écoute silencieuse de l’ombre lunaire est pour moi le meilleur des somnifères.
Hier par exemple j’ai décrit à mon ombre, la tête de cheval que j’apercevais, là, derrière la masse de feuillage du vieux platane, celui à l’ombre duquel, je vais parfois m’adosser et observer les vieilles rides creusées en son tronc. Au milieu des deux oreilles du canasson, un chardonneret chantait.
Les surgissements dans le silence du monde invisible, je les ai définitivement apprivoisés. C’est grâce à eux, que le presque sommeil finit par me gagner. Je les appelle de mes vœux, referme alors la fenêtre, vérifie qu’une araignée n’ait pas profité de ce moment de quasi méditation, pour se glisser dans les quelques poils qui me restent sur le caillou. Petit geste inutile mais nécessaire avant de plonger en toute sécurité dans le précipice de ma nuit. Enfin je m’allonge et me tourne sur le ventre, ma position préférée, celle qui provoque je crois des morts de nourrisson. Je glisse mes bras sous le coussin. Mes mains viennent enlacer et calmer mes tempes. Je goûte à cette impression de douceur que suscite ce léger appui des mollesses des chairs contre mon crâne dur et battant. Un de mes pieds reste aux aguets. Il déborde du drap, prés à dégainer. Toujours subrepticement dans mon sommeil, quelqu’un pourrait venir me surprendre.
Je me méfie de tout ce qui s’immisce, se contorsionne, glisse dans les interstices, ni vu ni connu. Par exemple, quand je marche et qu’une écume de poussière est tout à coup balayée par le vent, n’est-ce pas le signe avant-coureur de… ? De…Je ne sais quoi… Saurais-je un jour ? Ce souffle du vent, fugace, rien ne me permet de saisir ce qu’il cache ou tente d’indiquer. Suis-je le seul à prêter attention aux poussières d’âme ? Le mouvement de la mort est si discret, et n’est frémissant qu’en quelques rares occasions. Ce trouble de l’être, ce serait tout de même dommage de le rater. Alors je veille au grain. On bascule si vite, de l’être au non être et vice versa.
Quoique à la retraite depuis plusieurs années, mon réveil sonne à l’heure habituelle. C’est à dire très tôt. Ainsi les contours du réel reprennent vigueur. Cinq jours sur sept et parfois même le samedi, je marchais, je courais devrais-je même dire. Chaque matin et début d’après-midi, je pénétrais dans les entrées des immeubles, me délestais de mes missives, lettres, cartes postales, plis administratifs et commerciaux, classés par numéro et par rue. Je les introduisais dans les batteuses. A l’instant où le pli tombait dans la boite, c’était comme un passage dans l’au-delà, un chemin qui se dessinait entre ombre et lumière, un franchissement du seuil de l’inconnu.
Aujourd’hui, je marche encore, beaucoup. Dix milles pas au minimum par jour, histoire de garder la santé. J’habite dans le nord de Paris, à St Ouen, près du marché aux puces de la Porte de Clignancourt. Je croise les assis, les debouts. Je préfère les gisants. A la place des cités misérables mais vivantes des années 70 dans lesquelles j’entrais pour distribuer le courrier, des grues mécanisées au chant gémissant bâtissent de nouveaux ensembles. La nuit, je vais m’y perdre. Je croise quelques humains. Ils vont et viennent à pied, arrivent du métro ou descendent de leurs deux roues.
Au hasard de mes tournées de vieux facteur noctambule, avec mon ombre, nous observons les quelques fenêtres éclairées ici et là. Cachés derrière l’un ou l’autre fier propriétaire, nous nous risquons à la transparence et nous faufilons dans son hall d’entrée.
L’odeur des matériaux de ces immeubles tout neufs, m’écœure. Pourtant irrésistiblement attiré, je parcours des yeux – d’abord de loin- les noms des quelques occupants. J’imagine leurs ombres, puis m’approche, toque délicatement aux caissons de leurs boites aux lettres, caresse leurs fentes. J’espère le cœur battant. Je colle mon oreille à l’acier froid, le réchauffe. J’introduis mes doigts avec délicatesse pour aller à la rencontre de la douceur des âmes errantes. J’imagine- quelle folie de ma part, j’en ris parfois- ou plutôt j’espère, tomber un jour sur un courrier sans nom, une explication de l’au-delà. Nenni jusqu’à aujourd’hui.
J’en conclus que les morts ici, ne sont pas à l’aise, et qu’un paysage contemporain trop propre sur lui, détraque nos intimes conversations, écorche à vif nos brouhahas. Je profite d’une étiquette vide et j’écris : Ci-gît Personne. Humain mille feuilles, je me sens alors très seul.
Demain, sous le platane ombré, je m’arrêterai pour regarder le chardonneret picorer un vers de terre à mes pieds. Le soir, j’appellerai en murmurant l’ombre du petit animal rampant.
Comme devant un tissu moiré, en fonction de l’angle choisi, les ondulations font apparaître ou disparaître, ce motif-ci ou ce motif-là. Et si les ondulations se reflètent dans quelque vitre autour, on devra soit en choisir une, soit les embrasser toutes. Je m’y essaye de toute mon ombre.
Quelle belle conversation que l’on, que je me sens invitée à poursuivre avec mes ombres et leurs jeux de moire. Merci
Oui au moins deux en un. Merci Anne !
Très touché par la poésie des bascules métaphysiques, du surgissement du monde invisible, de l’être au non-être, ses écumes de poussières… très beau, merci Yaël!
Avec la proposition 7, la recherche de la bascule va cette fois, si j’ai bien compris la consigne, pouvoir jouer entre le court et le long.
J’ai un jour, assisté à un saut à l’élastique depuis un pont. C’était vertigineux !
Merci pour votre retour, lu dans la rue hier sourire aux lèvres. Il faudrait que j’arrive à lire les uns et les autres, moi aussi. Mais quel challenge avec le temps cet atelier d’été !
Il est très beau votre texte. Certaines associations de mots antinomiques résonnent fort. L’univers de cet homme me touche. Merci de votre attention à ce qu’on appelle bêtement les petites choses
Depuis la fenêtre de ma chambre, encore installée dans mon lit, je vous lis et regarde un platane. Il pleut doucement. Des gouttes d’eau abreuvent ses larges feuilles. A quel moment cette petite goutte d’eau est elle assez charnue pour décider de tomber ? Et pourquoi le minuscule mouvement de l’air fait il frémir telle feuille plutôt que telle autre ?
Merci pour votre retour. Une « petite chose » qui donne confiance.
Marcher avec son ombre, converser avec elle, hercher la compagnies des ombres : que de belles idées, délicates et poétiques ! Merci Yaël pour la belle lecture que vous nous offrez..
Oups, commentaire parti avec les fautes. Pardon
Je n’ai jamais réussi à comprendre les ombres. Pourquoi s’agrandissent elles ou rétrécissent elles ? Un tantinet dyspraxique, je me mélange les pinceaux. Donc par ruse, je les fais miennes en écrivant !
Merci pour votre retour !