#rectoverso #07 | Lucy Ellmann & le fait que, très rapide, très lent

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#07 | Lucy Ellmann & le fait que, très rapide, très lent

Lucy Ellman, Les lionnes, traduction Claro : 5 ans que ce livre massif, 1100 pages, est resté là dans la double étagère des outils d’ateliers d’écriture. Mais, de tout ce temps, j’y suis revenu constamment pour moi: non pas selon le mode d’une lecture linéaire, mais à grandes bouffées, comme si sa complexité ne se délivrait que par la durée, voire l’éloignement des éléments de contexte qui servent au charroi du récit.

Ce livre, on s’en est déjà servi en atelier : c’était dans le cycle «Outils du roman», et vous pouvez bien sûr revenir à la vidéo pour cette proposition de l’été 2020, ou à la lecture d’extraits du livre.

L’enjeu, à l’époque ? Il partait de cette question de la simultanéité de tout ce qui traverse à chaque instant le mental, question déjà soulevée par Stendhal, devenue socle de l’oeuvre de Claude Simon, et qu’il développe dans son Discours de réception au prix Nobel.

Dans Outils du roman, on s’en tenait à ce dispositif proposé par Lucy Ellmann : quelque part dans l’Ohio, un lotissement anonyme de l’Amérique moyenne, une femme dans la moyenne de l’âge, quand l’angoisse des ados recoupe les premiers deuils des parents. Elle est dans sa cuisine, cela dure trois heures (le Ulysses de Joyce, livre comme en palimpseste de celui-ci, s’organisait sur 24h, et demande 24h pour une lecture quasiment synchrone). Dans ces 1100 pages, le «flux de conscience» durant ces 3 heures intègre par cercles successifs, et fouille obstinée, la totalité la plus exhaustive possible de tous les éléments d’ordre extérieur, l’observé, le rêvé, le constaté, le souvenu, ce qui traverse aussi les parois ou les bulles, télévision, radio, journaux, conversations, films vus, aussi bien que la fouille mentale jusqu’au plus cruel du deuil, ou toutes les intensités traversées, mettre au monde ses enfants — les mêmes qui sont ados aujourd’hui.

Dans la traduction tour de force due à Claro (incroyable performance en soi), le livre compte 448 000 mots, et exactement 19 334 fois l’expression «le fait que» (au plus près du texte anglais, «the fact that»).

Et je me souviens des contributions à notre cycle Outils du roman, sur cette proposition, aussi bien que d’autres fois où j’ai pu utiliser ce livre en stage, comme d’une incroyable traversée, cette fois pour nous.

Mais, dans le cycle en cours, c’est cette opposition «recto» et «verso» qui est structurante. Ma première intuition, pour cette proposition #07 était celle-ci : si, au lieu d’un jeu double face concernant les contenus, on opposait deux vitesses différentes, non pas vitesse de ce dont l’on parle, mais vitesses opposées concernant le rapport du récit à son référentiel.

Si le livre de Lucy Ellmann était simplement une performance grammaticale, ce n’est pas qu’on s’y ennuierait, c’est qu’une distance égale à ce qu’il désigne annihilerait sa propre tentative.

Ce livre devient événement majeur de littérature parce qu’il respire. La vitesse ou les densités dans les accumulations du «le fait que» sont liées à chaque instant aux contenus qu’ils provoquent.

Et, de ce moment, je tenais ma proposition:

_ recto: une tension, un événement soudain, voire un accident, un fait divers — en tout cas une fraction de seconde, et c’est dans cette fraction de seconde qu’on explore à tâtons la grotte des «le fait que» — et pas besoin d’un événement grave: dans le premier extrait que je propose de télécharger, la fille ado rentre à la maison, elle se passionne pour blogs vidéos et réseaux, créant chez la mère, à peine la porte poussée, cette angoisse de dépossession qu’elle va relier par exemple à l’écho d’une tuerie dans un lycée entendue ce matin depuis la télévision laissée allumée;

_ verso : on prend un personnage au loin, loin dans le temps: souvenir d’enfance, personnage à peine connu mais que sa singularité a rendu pour nous souvenir rémanent, ou bien loin dans l’espace: ce qui se passe au loin, dans le temps ou dans l’espace, convoque aussi une de ces accumulations «nauge» de «le fait que», mais dissociés de cette compression du temps dans le «recto»;

Et donc, arbitrairement, deux extraits à télécharger, que j’ai volontairement choisis en leur gardant le même espace texte, deux colonnes de mon A4 imprimable. Dans le premier (donc recto), cette fraction de seconde avec retour de l’ado à la maison, et l’écho du poste. Dans deuxième (donc verso), souvenir lié à la mère (c’est un des fils obsessifs et structurants du livre — dont je rappelle que la démarche relève bien du roman et non pas de l’autobiographie —, et cette fois la remontée vers la mère se fait depuis un point-souvenir précis, la mort chez un vétérinaire à Rome du vieux chien de la famille, et «le fait que» le vétérinaire avait ébauché un signe de croix.

Dans un cas, la volonté que la scansion des «le fait que» remplisse cette fraction de seconde avec heurt et secousse, durée brève, et les éléments comme imbriqués les uns dans les autres. Dans le second cas, en se focalisant sur loin dans le temps ou dans l’espace, une scansion de volume équivalent des «le fait que» s’installe dans un temps ouvert et lent, les éléments comme dissociés les uns des autres.

Pour celles & ceux qui conjuguent l’atelier et livre personnel en cours: attention, ces scansions de «le fait que» ne seront pas importables telles quelles dans votre projet, elles renverraient trop directement à ce livre majeur de Lucy Ellmann.

Deux docs téléchargeables avec deux extraits quantitativement égaux: parce que c’est la dernière suggestion de cette proposition : quantité égale pour le recto et le verso, non pas un recto long et un verso bref, mais bien les deux qui pourraient presque s’écrire sur deux colonnes avançant de concert. Lucy Ellmann le fait en 1100 pages: ne vous en tenez pas à 5 ou 10 lignes, poussez (et donc poussez à la fois le recto et le verso, selon leurs deux modalités opposées) à cette frontière où justement cesse ce que vous avez à dire, et que c’est l’avancée elle-même du texte qui va décrocher un à un ses contenus. Faites en sorte qu’on ait bien deux pages de recto (3200 signes) et deux pages de verso (3200 signes aussi). Pensez à vos deux fragments comme pouvant possiblement se réunir dans un seul texte immense et continu à toutes les autres contributions qui vont naître.

Ce principe de rythme opposé (comme au violon fait d’un côté des exercices staccato du bout de l’archet, et des exercices largo exigeant l’archet complet), pour celles & ceux qui avaient déjà abordé Les lionnes dans notre visite de 2020, nous ne l’avions pas convoqué, n’avions travaillé que sur ce thème de la simultanéité, et de tous ces éléments «hors soi» qui nous traversent en permanence — mais rien n’empêche de reprendre votre première contribution pour la redévelopper selon cette question du lent/rapide.

Et le réaffirmer: attention, grand livre.

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