RECTO
Instituteur. C’est écrit là, sur la carte de visite, juste en dessous de mon nom. Ça a une autre allure qu’entrepreneur! Mon père a beau dire -l’entrepreneur c’est lui, mon père- que je gagnais moins que son ouvrier quand j’ai débuté, il échangerait bien ma blouse grise contre ses vêtements de chantier, ses mains bouffées par le plâtre, et son corps usé par le mortier. Monsieur l’instituteur, on m’appelle. Monsieur le maçon, personne ne le dit. Par son patronyme, ses clients l’appellent. Et combien qui le tutoient. Combien qui rechignent à payer, qu’il faut relancer. Moi dans ma classe, je suis le maître. Maître d’école. Maître, me disent les enfants. Ma journée, je l’organise comme je veux. Je tiens un cahier journal et note le déroulé de ma journée. J’aime que le cahier soit propre. Comme celui des comptes que je tiens chez moi. Cinq colonnes : date, libellé, débit, crédit, solde. Un cahier impeccablement tenu. J’aime bien écrire. Quand tu es capable de tracer des pleins et des déliés avec une craie sur un tableau, cela devient un jeu d’enfant avec une feuille et un stylo. Pas une fois je ne remplis un chèque ou un bordereau de banque sans que l’on ne me félicite pour ma graphie et devine mon métier. J’aime que les choses soient bien rangées. Ma mère m’a appris la propreté, le soin à apporter à sa tenue, à ses manières. La pauvre femme n’avait que ça. J’avais beau lui répéter que la poussière est l’apanage des riches, elle ne pouvait s’empêcher de s’épuiser à « récater » sa maison, à briquer ses meubles, cirer les sols chaque jour, joues rougies par la fatigue. Pauvre femme qui a toujours tremblé devant les messieurs. Une vie dos courbé. Une vie à tâcher de faire bonne impression, toujours tirée à quatre épingles. Ces mots et expressions : faire bonne impression, être tiré à quatre épingles, être impeccable, ont bercé mon enfance. Et elle, dans son atelier de couture, s’est brûlé les yeux à force de coudre, de tailler, faufiler, surfiler, et de regarder ces dames virevolter devant la glace, et elle à quatre pattes, aiguilles pincées entre les lèvres en train de faire les derniers ajustements, les finitions, je vais reprendre deux centimètres ici, et de donner rendez -vous pour le prochain essayage, toujours trop tôt, et elle de veiller le soir à la lumière chiche sur son ouvrage. Et mon père de râler, et mon père de lui reprocher la dépense électrique, de lui reprocher son absence dans son lit, de tarder à s’acquitter de son devoir conjugal. Ma journée est organisée. Tous les matins, calcul mental. Au son de ma chevalière frappée contre le bureau, les élèves attrapent le porte-mine, écrivent le résultat, baissent l’ardoise, lèvent l’ardoise, effacent le résultat, et ainsi de suite. Sur ma chevalière, mes initiales, sur mon cartable, mes initiales. Elle est lourde ma chevalière. Cadeau de mes fiançailles, placée à coté de l’alliance. Quand j’enlève ma blouse pour quitter l’école, mon costume est impeccable. Pouvoir travailler en costume cravate et chemise blanche, ça vaut tous les salaires du monde. Le mercredi, je joue au tennis avec mon collègue de la classe d’â côté. Il me gagne le plus souvent, mais il faut dire qu’il joue aussi le samedi. Et l’hiver, j’amène ma famille au ski. Il n’a jamais pu s’offrir le moindre jour de congés mon père. Et le soir, il s’endormait à table. Entrepreneur, voilà ce que c’est que d’être entrepreneur. Pas une fois il n’a joué à la pétanque, au volley. Une bête de somme. Il n’avait pas le choix, il fallait manger, alors à onze ans il a commencé à travailler quand il aurait bien voulu continuer ses études. A seize ans, j’étais reçu à l’école normale et j’étais nourri et blanchi. Il croyait que de devenir un monsieur, de faire des études, ça ferait de moi une personne riche. Je me souviens de sa déception quand il a vu ma première fiche de salaire. Mon ouvrier gagne davantage, il a dit. Quelle gifle pour moi. Pour lui aussi. A cinq heures, les parents râlent derrière le grillage. Ils sortent toujours en retard vos élèves, se plaignent-ils. Ils ne comprennent donc pas qu’on est en train de travailler? Qu’ils ne comptent pas sur moi pour interrompre une leçon avant la fin ou de ne pas prendre le temps pour dicter aux élèves les devoirs à faire pour le lendemain! Parce que ces mêmes parents qui râlent, ces mères, je les vois tous les soirs qui papotent devant l’école pendant que leurs gamins jouent à côté d’elles, ou s’ennuient, impatients de rentrer à la maison. Il me reste encore à corriger leurs cahiers, ma journée n’est pas finie.
VERSO
L’enfer, le paradis, l’âme et son éternité, ça fait longtemps que je n’y crois plus. Matière, matière nous sommes. Tout le reste n’est qu’affabulation. On est au XX ème siècle, tout de même! La science a fait des progrès, on est capable d’expliquer l’apparition de la vie sur terre, la génération, la décomposition. À la Bible (que lit ma mère, tous les matins), je préfère, moi, les articles de Science et Vie. Je me souviens de mon premier mort. Ma grand-mère. J’étais enfant, c’était une vieille femme et je l’avais peu connue. Ça m’a peu touché, pour dire vrai. Quand la chienne se fait engrosser, le sac, l’éther, les cailloux, la rivière, c’est moi qui m’y colle. Je m’en passerais. Ce sont des animaux, je me répète. Les animaux, les vieux, je peux comprendre. J’accepte. Mais les jeunes. Ou des humains qu’on tue comme ça, parce qu’ils veulent leur indépendance, leur liberté. Et les autres salauds qui nous ont envoyés en Algérie. Il fallait pas compter sur moi pour endosser leurs saloperies. Ils voulaient que je sois officier sous prétexte que j’étais instruit, que j’étais instituteur. Tu peux être sûr que je me suis bien appliqué pour l’examen, j’ai été le plus long pour le démonter et le remonter leur pistolet-mitrailleur. Tu risquais pas que je commande à des hommes pour les envoyer tuer ou se faire tuer. Plutôt qu’un pistolet-mitrailleur, on m’a donné une machine à écrire. Dix-huit mois à taper sur cette machine, en m’appliquant vraiment cette fois, même si c’était avec quatre doigts.
Touchée par l’homme préférant la machine à écrire au fusil (faudrait qu’ils soient plus nombreux) égal à lui-même et à ses valeurs (sans faire de bruit) (n’écoutant pas non plus les mécontents)
Merci Betty pour votre passage chez moi ^^
Merci Cécile.
C’est beau tous ces glissements entre ces personnages si finement décrits… et la fin avec sa résistance silencieuse ! Très réussi, merci Betty.
Merci Michael pour ce retour.