#rectoverso #06 | ce que je fais

Ce que je fais, officiellement, n’explique rien. Je suis institutrice, ici, à Sidi Barrani. Dans une salle aux murs blanchis, pour une poignée d’enfants que je vois grandir trop vite. Je me lève tôt. Ici, tout le monde se lève tôt, même ceux qui n’ont plus rien à faire. Je fais chauffer de l’eau pour le thé, je mâche du pain, une figue sèche, je m’habille. Avant de sortir de chez moi je fais le tour de la pièce du regard. Je me dis que c’est trop encombré. C’est plus fort que moi, je garde tout ce qui pourrait, un jour, servir à dire quelque chose. Puis je traverse le village à pied, la route vibre déjà du passage des camions qui soulèvent toujours cette même poussière ocre. Derrière les dunes, il y a une ligne bleue, c’est la mer. Il y a des chèvres qui dorment dans l’ombre des murs. Il y a les mêmes visages, tous les jours, aux mêmes endroits. J’ouvre l’école, j’accueille les enfants. Les enfants m’appellent madame d’un ton sérieux. Ils savent que je ne plaisante pas beaucoup. Je les aime bien pourtant, mais je n’ai pas l’énergie d’une mère. J’essaie d’être attentive à leur fatigue, à leur ennui, au sable sous leurs ongles. Je devine, je parle doucement. Ce que je donne aux enfants ne s’apprend pas ailleurs : la langue, la mémoire, la fierté d’une phrase juste. Plus que des règles, je voudrais leur apprendre à être présents au monde. Les enfants rient, machonnent leurs crayons, font semblant de lire. Moi aussi je fais semblant, parfois. Je leur apprends là lire mais il m’arrive de penser à autre chose. Un mot mal prononcé par un élève, qui fait surgir un prénom. Et puis ça passe. Mais je sais qu’ils ne sont pas loin. Pendant la récréation, je regarde le désert au loin. Je pense à ceux qui ne sont plus là. Ça me prend sans prévenir. Je ferme les yeux, j’attends que ça passe. Et puis je reprends du début, sur le tableau noir j’écris des phrases. Je n’ai plus de famille ici, ce sont les enfants qui me tiennent au monde. Et le vent. Qui souvent me parle. Qui me pousse vers le désert.

Ce n’est pas vraiment un secret, mais je n’en parle pas. À vrai dire, je ne suis pas très sociable, je crois que c’est le désert, il nous apprend à ne pas trop attendre des autres. Quand je rentre de l’école, je me lave les mains, je bois un verre d’eau, je reste assise un long moment sans bouger. Je n’ai pas toujours envie d’y aller, mais mes morts m’attendent, je le sens. Alors je me lève et je sors, avec mon sac. À l’intérieur, il y a toujours au moins un bois mort. Une branche d’acacia desséchée. Un bois flotté. Une écorce de palmier. Je ne les choisis pas au hasard. Je ne sais pas trop comment ça se fait, mais parfois je les reconnais, c’est elle, ou lui. Le bois porte le poids de ce qu’il reste d’eux. Il serait sans doute plus logique de commencer par dire qui ils étaient. Mais je n’aime pas trop les généalogies. Ils sont morts, voilà tout. Certains depuis longtemps, d’autres pas vraiment, enfin pas officiellement. Il y en a dont les corps n’ont jamais été retrouvés, avalés par la mer, mais je fais comme si. Ce n’est pas un mensonge, c’est une forme d’attention. Le désert commence au bout du village, derrière les silos vides. Je prends toujours le même chemin jusqu’à cette zone sans nom, où le sable est un peu plus pâle. Là, j’en ai déjà planté des dizaines. Je ne suis pas certaine de croire aux morts, en tout cas pas comme on m’a appris à y croire — des âmes suspendues quelque part, en attente de jugement ou de rédemption. Je les vois plutôt comme des poids minuscules, des ombres qui s’accrochent aux objets. Quand je plante une branche, je me demande si ça les touche. Si, de là où ils sont, ils sentent que je les appelle. Parfois je parle à voix haute en plantant les bois. Ce ne sont pas des prières, mais des mots que je laisse venir, des phrases fragiles, des souvenirs recollés. Parfois je mens un peu, je leur invente une histoire. Je pense qu’ils m’en seraient reconnaissants. On pourrait croire que c’est un geste absurde, ou symbolique. Mais pour moi c’est nécessaire. Il faut bien que quelqu’un le fasse. Je plante des morts dans un sol sans mémoire. J’enfonce des branches dans le sable. J’imagine que ces bois, ces branches que je dresse, finiront par former une carte. Une archive muette. Il y en a pour mon frère, pour mon amie Nour, pour une femme noyée dont je n’ai jamais su le nom. Il y en a pour ceux qu’on a oublié trop vite, pour ceux dont on ne parle plus. Je les vois, ondulant un peu dans le vent tiède, comme s’ils respiraient encore.

un pas de côté, amorce de texte pour le projet que je vais développer en août en résidence à La Marelle.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/