#rectoverso #07 | mamá

Pl. 32, Figs 20-24. Nom manuscrit dans la légende de la Planche : Spirolina pedum. Nom disponible et dénomination actuelle : Spirolina pedum Alcide d’Orbigny, 1850

Le fait que chaque matin elle vient là et qu’elle s’assoit toujours à la même table, derrière la vitre, dos à la rue, le fait qu’elle le fait volontairement, même si elle sait qu’il faut surveiller ses arrières, qu’elle connait des gars qui ont pris une balle dans la nuque là-bas, ici elle ne risque rien, pas encore, journalistes gênants, Reporters sans frontières, « il ne reste plus un seul journaliste vivant à Gaza », exécution, procédure-bâillon, intimidation, autocensure, Des os dans le désert, le fait qu’elle se force à tourner le dos à la rue, le fait que le café la réveille, pas la boisson le lieu, le bar, animation matinale, bruit des discussions dont elle capte quelques bribes, J’en peux plus de cette ville, ses travaux. T’as qu’à laisser ta voiture et prendre le bus. Le bus? Tu rigoles, le fait que c’est la merde, elle ouvre son ordi, juste après avoir dit bonjour, ramassé le journal sur le comptoir et s’être assise face au bar, à regarder la valse des cafés noirs (et aussi des noisettes, moins nombreuses), le fait que ça se bouscule dans sa tête, qu’elle a souvent envie de répondre, mais elle se tait, grande gueule, ferme ta bouche, t’es qui toi? elle a entendu tout ça déjà, elle ouvre son blog, commentaires, revue de presse en ligne, Gaza, bêtise du président des États-Unis (elle s’est promise de ne jamais écrire son nom), elle ne peut pas écrire sur Gaza, le fait que le 7 octobre elle est restée des jours à traquer les vidéos sur les réseaux sociaux, elle a commencé plusieurs billets jamais publiés, le fait que l’indicible l’est vraiment, que les sourires des bourreaux marquent plus que les corps abattus, le fait que les sourires des soldats dans les ruines de Gaza aussi, un n’égale pas un, le fait que souvent son café refroidit, qu’elle est aspirée par les infos, qu’elle se demande où est Pedro, qu’elle sort le livre qu’il lui a laissé, le pose à côté de l’ordi, à côté du café froid, elle en lira quelques pages avant de partir, Siamo tutti antifascisti, le fait est qu’elle entend souvent ce slogan sur Youtube, le fait qu’elle n’a pas connu la dictature mais que sa mère, oui, le fait qu’elle n’a pas connu sa mère, mamá, ni son père, le fait est que les queers sont énervé·es, ici et là-bas, au Chili, en Argentine, au Brésil, au Mexique, chez elle en Bolivie (est-ce encore chez elle?), los pollitos dicen pío, pío, pío, cuando tienen hambre, cuando tienen frío, les poules caquètent et on les entend, #metoo, Epstein, Grand rassemblement à la mémoire de Géraldine, le fait que T veuille éliminer les migrants et les trans ça la bouffe, le fait que l’incompétent des États-Unis fait beaucoup de mal, Imane Khelif est un homme et un homme ne doit pas boxer avec les femmes, le fait que parmi les mecs qui disent ça il y en a qui cognent leur femme, le fait qu’elle sait où sont les couilles au cas où et qu’un coup de genou ça soulage, le fait qu’elle connait plus de trans mortes que de trans meurtrières, le fait qu’elle en a vu à San Pedro et que c’était l’enfer (puis la mort), le fait que quand elle voit la rousse, pas la poule, la patronne, ça lui fait quelque chose dans le ventre

Le fait que ta mère soit morte en couches, c’est un sacré poids, le fait qu’en France 85 femmes meurent chaque année en donnant la vie, le fait que pour la Bolivie les chiffres sont plus élevés, le fait que tu te dis que tu es née de la mort d’une pute emprisonnée, le fait qu’on trouve les données des morts maternelles sur le web pour tous les pays, sauf pour les États-Unis qui effacent les leurs, sur les infections, les vaccins, le climat, les migrations, les suicides, le VIH, sur l’avortement, le fait qu’au Texas qui a durci sa loi sur l’avortement, le nombre de décès en couches a augmenté en quelques semaines, le fait que c’est une fatalité puisqu’il n’y a plus de données, le fait que si Dieu le veut, inondations meurtrières, filles noyées au Texas où elle n’auront pas à avorter, le fait que connaître les chiffres des mortes en couches c’est pas ça qui ramènera ta mère, le fait que tu sais très peu de choses d’elle, tu n’as qu’une photo que t’a donnée Maribel Torres que tu n’as jamais appelée Mamá même si tu as vécu plus de dix ans dans sa cellule avec Mariana, le fait que Maribel aussi a accouché en prison et qu’elle a survécu, le fait que c’est facile d’y entrer mais on sait jamais quand on en sort, ni comment, ta mère en est sortie après t’avoir donné la vie, don, contre-don, dodo, l’enfant-do, dans un sac en plastique blanc, le fait que tu n’as jamais appelé personne Mamá, sauf dans ta tête, tu lui parles, comme Charles Juliet que tu as lu, le fait que tu ne lis pas tu dévores depuis que tu as appris le français avec Pedro, tu faisais rire tout le monde avec tes livres et tes carnets, « Un de ces matins-là, un jour de juillet — tu viens d’avoir trente-huit ans – on constate ton décès. Tu es morte de faim », tu l’as relu souvent ce texte, tu n’as rien écrit sur ta mère, tu lui parles, le fait qu’elle n’a pas de corps, tu parles à l’invisible en toi et autour, l’invisible dont tu viens qui a été un corps qui t’a portée, dont les cris se sont mêlés aux tiens et qui maintenant t’apaise quand tu lui parles, le fait qu’en Bolivie, les femmes accouchent encore beaucoup chez elles, accompagnées des autres femmes, le fait que ta mère a accouché en prison, où tu as tout appris même le français, comme si tu étais allée au lycée français de la Paz, le fait qu’Alcide Charles Victor Marie Dessalines d’Orbigny lui a donné son nom, le fait que quand on apprend à lire à San Pedro, on ne vas pas à Alcide d’Orbigny, le fait que c’est un spécialiste des foraminifères qui sont un indicateur des pollutions littorales et du réchauffement climatique et que c’est un bon projet d’article pour ton blog, les foraminifères dont la richesse et la densité disparaissent et tout le monde s’en fout, le fait que d’Orbigny a écrit un Tableau méthodique de la classe des Céphalopodes, qu’il a produit des mémoires de 9 tomes en 11 volumes et 4747 pages, qu’il a laissé inachevée sa Paléontologie française dont plus de 4 000 pages rédigées, 1 440 lithographies et 2 800 espèces recensées, le fait qu’Alcide d’Orbigny est allé à la Paz, tu as vu sur Gallica la carte de la Bolivie qu’il a dessinée en 1842, il parle de Cochabamba, tu connaissais Cochabamba Mamá? le fait que personne ne connait les foraminifères et que personne ne se souvient de ta mère, le fait qu’il faut que tu écrives

6 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | mamá

  1. le fait que ce texte est percutant et très fort dans sa manière d’aller de la grande histoire à la petite, et qu’on lit tout avec grand intérêt, le fait que je dis trois fois bravo

  2. Oui, emportant comme le veut ce « le fait que », fouilleur tourbillonnant et infatigable de détails. Emporté. Merci.

    • Merci Jean-Luc, l’impression de tourbillon n’était pas voulue, mais elle rend bien compte de ce qui se passe dans sa tête

  3. il a fallu que je m’arrête de lire par moments , à bout de souffle ou à bout de nerfs,merci pour les uppercuts là où c’est nécessaire de cogner avec des mots – mais avons nous encore le droit – merci pour « elle » qui écrira ou pas.