#rectoverso #07 | C’était comme ça

RECTO

Le fait qu’après avoir croisé cette femme et cette enfant, c’était foutu, le fait que je ne m’étais même pas demandé si c’était sa fillette, parce que dans l’éventail des quelques secondes où je les avais aperçues toutes deux, j’avais compris que cette manière de tenir la main de l’enfant était celle d’une mère, le fait que de toute manière je n’avais réfléchi à rien, mais que les yeux cernés de cette femme m’avaient ému, au point de me mettre à la suivre, le fait qu’on m’attendait de pied ferme ce matin-là, le fait que je me répétais que ça n’avait ni queue ni tête de courir ainsi, de dévaler les escaliers à perdre haleine pour arriver dans le même wagon qu’elle, que je ne donnais pas cher de mes vieux os, que c’était le jour de la signature du compromis de vente de M.et Mme Duroc et qu’inquiets ils allaient m’appeler depuis chez Maître Fabre dans une moitié d’heure à peine, le fait que je ne devais pas déconner cette fois, que ce n’était plus de mon âge, le fait que cette femme hagarde et sa fille aux joues pas très roses étaient devenues ma seule raison de vivre, le fait qu’une fois dans le wagon je m’étais approché tout près d’elles jusqu’à pouvoir sentir l’odeur du henné dans la longue chevelure de la mère, et entendre le souffle haché de la fillette aux joues pas très roses, le fait que la mère avait perçu que quelqu’un dans son dos l’observait, le fait que dans le reflet de la vitre, elle avait jeté un regard rapide et soupçonneux vers moi et qu’adroitement j’avais fait mine de ne pas la voir tout en lui faisant comprendre que je l’avais vue, le fait qu’après cela, la mère avait maintenu vigoureusement sa fille entre ses jambes tout en faisant un quart de tour sur elle-même, le fait que l’enfant s’était mise à gesticuler pour lui échapper et répétais qu’elle avait faim, le fait que sa mère lui demandait de se taire, le fait qu’à cet instant j’avais découvert leurs voix à toutes deux, que j’avais aimé celle de la mère, que j’avais trouvé celle de la fillette agaçante, le fait que dans ma poche d’imperméable je n’avais que la canette de bière que je bois chaque matin avant mon premier rendez-vous, le fait que je trouvais mal à propos de l’offrir à la fillette – oui quand même – le fait que pourtant je m’étais dit que cela aurait été un bon moyen de la calmer voire de m’en débarrasser, le fait qu’on ne peut plus s’approcher d’une femme sans être suspecté du pire alors que mes intentions, je ne les connaissais pas vraiment encore, enfin pas tout à fait, le fait que c’est dingue comme les gosses sont mal élevés aujourd’hui et se permettent de répondre aux adultes, le fait quand je connaitrai mieux la mère, je n’hésiterai pas à corriger l’enfant et que la mère me laissera faire, vu que sa fillette, était vraiment très mal élevée, le fait qu’elle commençait à me porter sur le système cette enfant et que je n’étais pas sûr du tout de pouvoir m’acoquiner avec elle – mais avec la mère oui j’en étais sûr – le fait qu’il me faudrait donc trouver une solution pour l’enfant, le fait qu’en plus cette sale fillette insistait, insistait – donne-moi quelque chose à manger, j’ai faim –  et que la mère fixait avec plus d’anxiété encore les stations qui lui restaient à parcourir sans parvenir à faire taire l’enfant, le fait qu’une des deux bandoulières du sac de la femme a fini par tomber de son épaule et que bêtement je me sois retenu de la lui remettre en place – on ne sait jamais quelles réactions peuvent avoir les gens dans les métros bondés  – le fait que oui bien sûr, j’avais quand même eu raison, ce n’était pas encore tout à fait le bon moment de commencer à la toucher…

VERSO

Le fait que ma mémoire est assez floue, le fait qu’à mon âge je n’aime pas l’idée d’avoir des trous noirs encore coincés au fond de ma tête, le fait que mon enfant, mon petit Albert ne vient plus me voir depuis … c’est trop loin, je ne sais plus, le fait que je l’ai moi-même presque oublié mais pas tout à fait quand même, le fait que je n’avais que onze ou douze ans quand ça a commencé, le fait que je ne sache pas bien ce qui a commencé, le fait que j’étais avec maman dans le métro, le fait qu’elle était fatiguée et que je ne sais plus d’où on arrivait mais qu’elle veillait à s’arrêter à la bonne station de métro, le fait qu’elle me tenait fort entre ses jambes, le fait que je n’étais pas sage et qu’elle me demandait de rester tranquille, le fait que je voulais m’échapper mais je ne sais plus pourquoi, le fait que nous allions retrouver papa, le fait je crois, qu’à partir de ce jour là, il a recommencé souvent, le fait je crois, qu’après ce jour-là, dès que je franchissais le pas de la porte, je ne savais plus si j’étais là ou pas, le fait que papa attendait de savoir ce que maman allait faire à manger, le fait que maman me demandait d’aller chercher des œufs dans la cave enterrée, le fait que les œufs baignaient dans la jarre en terre – je vous parle de cela, c’était peut-être dans les années 30, on habitait en Auvergne, à Marchastel exactement, de ça je me souviens, nous avions des voisins avec qui papa tuait le cochon – le fait que pour aller dans la cave, il fallait prendre un petit couloir, le fait que dans le couloir il y avait des poutres, le fait que c’était sur ces poutres qu’étaient installées les jarres, le fait que j’avais une peur bleue parce que, il y avait aussi de gros rats sur les poutres, de très gros rats, le fait que leurs queues pendaient, le fait que maman mettait un produit dans la jarre et que les œufs se conservaient longtemps ainsi, le fait que je mettais ma main droite dans l’eau de la jarre pour attraper les œufs, le fait que l’eau faisait une drôle de pellicule blanche qui restait sur mes mains, le fait que je ne me suis jamais souvenue de ce qu’était ce produit, le fait que j’entendais maman m’appeler depuis la cuisine, mais qu’elle ne m’entendait pas depuis la cave, le fait que je selon ce que maman préparait, je remontais les escaliers avec entre trois et six œufs dans un petit panier, le fait que le produit avait une drôle d’odeur et que mon père me disait d’aller me laver les mains vite fait à la salle de bains, et que c’était lui qui se chargerait d’apporter les œufs à maman, le fait que papa avait toujours l’air rudement content quand maman faisait des omelettes, des œufs au plats, des œufs à la coque, mi mollet ou pas, que les œufs vraiment ça le mettait en joie, et que ça nous changeait maman et moi, parce que papa était rarement content, le fait que c’était comme ça, le fait que souvent j’avais faim, mais que je préférais aller me coucher et laisser papa et maman manger les œufs, mais qu’alors papa me grondait, me faisait les gros yeux, le fait que quand je mangeais les œufs, papa était tout joyeux, qu’il me demandait de m’asseoir sur ses genoux, qu’il m’embrassait dans le cou, le fait que souvent c’était le moment où maman commençait à faire la vaisselle, le fait qu’elle me tournait le dos pour la faire et que moi j’avais très sommeil, le fait que jusqu’à aujourd’hui, je n’aime pas les œufs et que mon petit Albert non plus ne les a jamais aimés je crois, c’est ainsi, tout ne s’explique pas, le gouts et les couleurs comme on dit, ça reste mystérieux et chaque famille a ses habitudes.

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

4 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | C’était comme ça”

  1. Lecture haletante. Fuite en avant des « Le fait que » dans le recto qui fait grossir la tension…et dans le verso tout ce qui se dit de vie et d’enfance avec au coeur du texte ces oeufs qui envahissent le texte et sculptent les relations entre les personnages. J’ai vraiment beaucoup beaucoup aimé.