RECTO
À ce stade de la nuit, je longe à pied la petite route qui me ramène au gite. Je lui ai menti en disant que je logeais dans le hameau, celui juste avant le nôtre, c’est là qu’il m’a déposé. La pluie vient de s’arrêter de tomber. Ça sent fort la mûre, l’origan, et la terre mouillée. Parce qu’il fait très noir, je vois à peine mes chaussures et mes jambes, ce qui me donne – une seconde ou deux – l’impression de flotter. La musique joue toujours dans le jardin des voisins. L’orage n’a pas chassé tous leurs amis. J’entends quelques rires. On parle tout bas, surement des invités qui viennent de partir ; on vient de sortir les bouteilles qui n’ont pas d’étiquettes. J’évite la flaque de lumière qui déborde sur la route depuis chez eux, histoire de rester dans l’ombre, sans doute, et rejoins le carrefour. Une voiture vient, derrière le champ là-bas mais elle est loin. J’ai le temps de traverser et de longer le fossé sur quelques mètres avant de tourner pour prendre l’allée. Je marche lentement, et seulement dans l’herbe pour éviter les petites zones de cailloux qui me dénonceraient sans état d’âmes. J’espère que la maison dort autant qu’elle a l’air. Sur la table de la terrasse, mon bol est toujours là, plein à ras-bord à cause de la pluie, menaçant à chaque coup de vent de pousser le sachet de tisane qui y flotte par-dessus bord. Il faudrait que je le vide dans l’herbe mais je pense à autre chose. Je pense à ce que je dirai demain matin pour expliquer pourquoi mon vélo n’est plus là.
À ce stade de la nuit, je regarde le compteur s’affoler. Il roule comme en plein jour, sans se préoccuper de la pluie qui s’acharne sur le pare-brise. Il parle de cette île qu’il connait bien, sa famille a une maison ici depuis des générations alors c’est comme s’il était du pays – même s’il n’y vit pas, c’est pareil, il fait, quoi qu’en disent les locaux. Moi, je ne sais pas quoi faire de mes mains, ni de la terre coincée sous mes ongles. De temps à autre, j’abonde, je commente en quelques mots, toujours les mêmes. J’ai peur qu’il s’en aperçoive. En accélérant sur une ligne droite, il dit que la vie n’est pas forcément plus simple ici qu’à Paris. Que oui, c’est un petit paradis, mais passé quelques jours, c’est comme partout ailleurs ; les histoires de familles, les histoires d’argent… Il fait traîner ces mots-là comme des petits points et je pense – évidemment – qu’il parle de moi. Je pense une seconde ou deux qu’il sait qui je suis. Qui je suis vraiment, je veux dire. Dans ma tête, je bafouille une réponse mais je n’ai pas le temps de la dire qu’il ralentit pour laisser passer une plus grosse voiture que la sienne. À l’intérieur, la silhouette d’une main se lève pour le remercier. J’ai envie de répondre en levant la mienne mais il s’agace en faisant claquer sa langue contre son palais, alors j’évite. À cause de l’autre, devant, il change de vitesse et temporise, soupire un coup comme s’il était coincé quelque part. Pour s’occuper, il joue à deviner d’où je viens. De Paris, il fait, avec l’air d’en être sûr. Je réponds en baratinant : jamais mis les pieds.
À ce stade de la nuit, je me sers de mes mains pour remonter plus vite le ravin vers la route, comme si je pouvais échapper à l’orage en sortant du bois. Dans la panique, j’ai pris le premier sillon venu entre les arbres sans penser au vélo que j’avais laissé derrière moi en lisière. La pluie claque devant et sur moi pendant que je descends un peu la route, le bras en visière pour y voir quelque chose. Je ne reconnais rien. Il y a un petit abri plus loin sous des lierres. Je le vois à cause de la pluie qui résonne en tombant sur sa taule. Il ne va pas me servir à grand-chose – je suis déjà trempé – mais j’y cours sans réfléchir. Le vent s’amuse à pousser le grain à l’horizontal, j’avance presque à reculons et même sous l’abri, il m’oblige à lui tourner le dos. C’est comme ça que j’aperçois tout de suite les phares d’une voiture qui perce la nuit, loin devant. Je songe à lever le pouce mais pour aller où ? Je le lève quand même, il y a deux personnes en moi, je me dis. Et l’un engueule l’autre, avec quelques mots bien choisis, quand je reconnais sa voiture. On voudrait disparaître mais le faisceau du bolide m’engloutit tout entier. Je ne vois presque plus rien, si ce n’est qu’il ralentit et baisse sa vitre quand je retrouve la vue. Il peut me déposer quelque part. Je veux refuser mais depuis son siège à lui, il se penche autant qu’il le peut pour ouvrir la portière côté passager, avec tout le long de son bras. Ça ne le dérange pas, il dit, au contraire. Moi ça me dérange de monter mais je le fais quand même, par politesse. C’est un de mes défauts, je pourrais me faire tuer si on me le demandait poliment. Je m’assois en fermant la porte derrière moi, dégoulinant de partout. Il devine mes excuses – c’est que de l’eau, il me dit. Son short à lui est impeccable. Je remarque qu’il a changé de polo. On le croirait tout juste sorti de chez lui. Quand j’arrive à son visage, je vois qu’il me regarde lui aussi. J’ai peur qu’il me reconnaisse – qu’il me reconnaisse vraiment – mais il met fin au suspense avec un sourire, léger : il trouve ça drôle de se croiser deux fois dans la même soirée.
À ce stade de la nuit, je progresse doucement entre les arbres. Je m’appuie parfois sur un tronc pour alléger mon pas. Je respire beaucoup trop fort, je me dis que toute la forêt n’entend que moi cependant que les deux silhouettes qui se confondent là-bas, ont l’air de s’en foutre pas mal. Un drôle de frisson me secoue quand je comprends ce qu’ils font. Je me sentais prédateur, je termine voyeur, catégorie basse. Je voudrais faire demi-tour mais la honte m’a coupé les jambes. M’assoir dans la forêt, j’ai horreur de ça mais je ne fais pas d’histoire, je me planque derrière un arbre. Leurs soupirs me viennent par moments. Par d’autres – plus rares encore-, des sons obscènes de chairs et de peaux claquent dans l’air feutrée du bois, dans la confidence égale à celle d’une salle de cinéma de quartier. Je pense au moment où les publicités se terminent, où les lumières se rallument, le temps de changer de bobine et d’évaluer la place qu’on s’est choisi. Il est encore temps de changer, pourtant peu de gens saisissent l’occasion ; une question de politesse ; je me dis qu’elle nous tuera, la politesse. Je voudrais y réfléchir encore un peu mais l’on passe à quelques mètres de moi. C’est l’une des deux silhouettes que je n’ai pas entendu approcher. Il n’a pas l’air de m’avoir vu mais moi je le vois, juste assez pour le reconnaître. C’est le garçon du restaurant, je devine le rouge de sa marinière. C’est à lui qu’appartient l’autre vélo, je suis sûr de ça, il n’a pas l’âge de conduire. Je me lève d’un coup pour reprendre mon chemin entre les arbres, sans vraiment savoir tout de suite ce qui m’a libéré, ni ce que je vais faire en m’approchant de l’autre silhouette – je sais que c’est lui à présent. Bientôt, je peux le voir se rhabiller. Il prend son temps pour remettre son short et sa ceinture. Je n’ai pas tout de suite senti la colère monter mais c’est évident maintenant. Il ne peut pas profiter de son monde comme il l’a toujours fait. Je ramasse une pierre, je l’ai choisi rapidement, elle est bien lourde. Je me fous cette fois de respirer trop fort. J’approche, sans le quitter des yeux. Je suis prêt à frapper. Il ne doit pas s’en tirer comme ça. Je veux avancer encore mais une goutte, deux peut-être, glisse sur mon avant-bras, puis après un temps deux autres sur la pierre. Soudain il pleut si fort que j’en sursaute. Lui n’a pas l’air effrayé. Il s’éloigne doucement, sans presser le pas. Je pourrai courir après lui et taper l’arrière de son crâne mais le temps de réfléchir à ça, il est sans doute trop tard, et la pluie gagne du terrain sur mon corps qui ne fait plus qu’un avec mon tee-shirt de nuit. L’orage gronde d’un coup.
À ce stade de la nuit, je pousse fort sur les pédales à m’en faire mal aux cuisses, ça me fait du bien d’oublier ce que je fous là, ça me lave un peu de tout ce ridicule que je traîne depuis le resto. La pente qui me ramène au gite est raide, je suis quasiment debout sur mon vélo, je zig-zague, j’avance mais pas bien vite, le vélo de loc doit avoir trois vitesses, pas plus. Je prends un virage qui élargit un peu la forêt de chaque côté et tente de me faire croire, en baissant son dénivelé, que ma situation va s’améliorer un peu. L’avantage de rouler si lentement, c’est de profiter du paysage. Sans ça, je n’aurais pas vu sa voiture garée là sous les arbres comme je la vois maintenant. Sa vitre arrière ment toujours en indiquant qu’un bébé siège à bord. À l’intérieur, personne. Un vieux vélo est posé contre un arbre à côté. Je planque le mien dans les fougères, plus haut et regarde droit vers la forêt. Je ne sais pas si j’aurais le courage d’entrer.
À ce stade de la nuit, le saisonnier qui tient l’accueil me rassure : il va se renseigner. Je hoche la tête en fermant un peu les paupières, comme si je le graciais pour quelque chose qu’il aurait mal fait. Il ne sait pas que ma femme n’a jamais perdu d’écharpe ici et qu’il va la chercher en vain. Quand je me sens tranquille, je tourne de trois quarts vers la terrasse du restaurant derrière moi, avec la nonchalance de celui qui attend. C’est la fin du second service. La salle s’effeuille doucement. Je sais ce que je veux trouver mais, toujours dans mon rôle, je prends mon temps pour balayer l’espace. Je repère sa table grâce à sa femme. Elle a quelque chose d’immense, même assise. La table a perdu sa ribambelle de mioches qui cavalent dans l’espace habilement pensé par le patron à l’écart des tables. Reste les trois couples, toujours bien assortis, quelques fils et filles qui ont l’âge de rester pour les sujets sérieux et la dernière bouteille qu’on égoutte avec une de ces phrases, toujours la même à vrai dire. Il n’est pas là. J’y crois à peine en me le disant alors je refais un tour de table, plus rapide cette fois, j’étire même mon regard jusqu’à la porte des toilettes derrière qui s’ouvre comme pour me répondre sur quelqu’un qui n’est pas lui. Je ne vois pas comment c’est possible – il n’a pas pu s’en sortir comme ça –, je fais un tour sur moi-même, je suis partout et nulle part à la fois et ça doit se voir sur mon visage parce que le saisonnier qui est revenu répète ce qu’il vient de dire avec un air encore plus navré, toujours pas d’écharpe à l’horizon. Je n’ai qu’à laisser mon numéro ou celui de ma femme et il me rappellera si la dite pièce réapparait. Je griffonne un numéro sur le bloc qu’il me tend – c’est le mien, j’ai oublié toute prudence – et comme je n’ai rien à dire, je bafouille que ce n’est pas si grave, qu’elle doit bien être quelque part, cette écharpe.
À ce stade de la nuit, le monde m’insupporte. Les draps d’été, trop fins, ne cessent de glisser, je les voudrais remontés jusqu’aux épaules. Le souffle de ma femme endormie, excessif lui-aussi. Les rires des voisins dehors – combien de barbecue cette année ? Combien de carcasses à découper, combien de kilomètres entassés à combien dans le même camion ? Je suis sorti du lit pour m’approcher du vélux entrouvert, me penche un peu de sorte que mon menton touche presque les ardoises du toit. L’air du soir devrait me calmer un peu. En bas, les haies font leur boulot, pas de spectacle. Je n’entends pas mieux. Des rires, seulement et parfois,des rires que je prends pour moi. Je m’imagine en sujet de discussion. Ils se racontent comment l’autre m’a encore roulé. Comment, une nouvelle fois, je me suis écrasé sans rien faire. Le vélo qu’on a loué la semaine passée est resté dehors. Je refais le chemin dans ma tête. Si je pars maintenant, je peux y être en dix douze minutes. Je soulève mon pied droit de quelques centimètres, contorsionne mes orteils pour les laisser hésiter à ma place. Ce n’est pas mon genre de ressortir en pleine nuit comme ça. Nouveau rire dehors, plus franc, plus fort. J’attrape mes affaires, je me rhabillerai en bas.
À ce moment du soir, le soleil prend son temps pour redescendre et me chauffe un peu la joue de mon meilleur profil. C’est l’avantage de dîner si tôt – il faut bien en trouver. Je fais le tour de mes poches pour trouver une cigarette. Je n’aime pas tellement ça, fumer après le repas, mais c’est un rituel que j’ai en vacances. Ma femme règle la note à l’intérieur. Les enfants sont restés avec elle ; le saisonnier, à l’office, leur a promis une surprise. Je tourne la tête en entendant un moteur électrique feuler du côté du parking. C’est une voiture familiale, trop large et trop haute, comme on en fait maintenant. J’ai tout un discours à propos de cette mode mais je le garde pour moi, autrement c’est moi qui finirais par être ridicule à parler tout seul, cigarette encore neuve aux lèvres. Je trouve plus difficilement mon briquet. C’est parce que ceux qui descendent du mastodonte ont toute mon attention. Ils sont comme je l’imaginais. Trois enfants au panel d’âge équilibré, une grande femme à chapeau qui doit être leur mère et justifie à elle seule le volume du véhicule. Une autre famille, tous ou presque en marinières – de couleurs vives soigneusement étudiées, viennent à leur rencontre, tout euphoriques qu’ils sont. Ils étaient là tout ce temps, je me demande comme j’ai pu les louper. On est excité, on se retrouve sans doute après des mois de séparation, on en fait un peu trop pour être totalement sincère mais c’est juste mon avis. Le chauffeur de la familiale a ménagé sa sortie et cela fonctionne car tous les autres poussent des ah et des oh en le voyant enfin apparaître. Moi je ne pourrais même pas parler si je le voulais. Je n’ai plus de voix, même à l’intérieur, même pour moi-même, plus rien : ça ne peut pas être lui et pourtant si, il est trop tard pour changer d’hypothèse. Il embrasse son monde avec son sourire de vendeur d’imprimante, laisse sa main s’attarder sur l’épaule du plus grand de la fratrie, le modèle rayé en rouge, complimente sa mère sur la croissance de ses rejetons. C’est elle qui guide. Elle vient vers moi et tous la suivent pour rentrer s’installer. Moi je ne quitte pas des yeux le fantôme, j’y ai pensé si souvent. Le groupe me dépasse en prenant de s’adapter à mon espace vital, aussi nomade qu’il soit. C’est lui qui ferme la marche. Et comme je ne peux rester sans rien faire, comme ça bouillonne en moi, aussi mutique que je puisse être dedans et dehors, j’accroche son bras quand il me dépasse. Il se retourne, pas plus étonné que ça. Son air à lui, l’air de quelqu’un qui ne s’étonne de rien, le même air qu’avant. J’attends qu’il me reconnaisse, qu’il bafouille un bonjour ou quelque chose de plus confus encore, tandis qu’il me remettrait, mais rien. Rien qu’un hochement de tête que je comprends trop tard, quand il brandit son briquet pour allumer ma clope et plante son regard dans le mien le temps que je me décide à tirer dessus. C’est comme ça qu’il me bâillonne, le pouce coincé entre la molette en métal et le bouton de gaz. J’avale la fumée en le remerciant avec le menton. Je voudrais dire quelque chose, n’importe quoi mais il a eu le temps de disparaître sous le petit arc en lierre de la terrasse pour retrouver les siens. Aussi simplement que cela. Mes enfants ont dû lui passer entre les jambes parce qu’ils surgissent presque aussitôt du même endroit, butin considérable en main. Le saisonnier, lui, a tenu parole.
À ce stade de ma vie, je demande à mon père s’il est toujours là. Je parle depuis vingt minutes au moins, j’en ai le souffle coupé. Je repose ma question. Je suis là, il fait, je t’écoute. Sauf que moi je ne sais pas quoi dire de plus. Je me vois tout crispé dans le reflet de la cabine. Le camion poubelle me laisse quelques secondes de répit en trainant son vacarme le long du boulevard, une poignée de seconde, pas plus. Je répète à mon père que je le rembourserai. C’est tout ce qu’il avait, je le sais très bien. Ça prendra du temps – on le sait tous les deux -, mais je lui rendrai toute la somme, pas un centime de moins. Mon père n’en croit rien, il soupire longuement pour le dire. Il laisse traîner un silence, plus épais que tous les autres. Et lui, il me demande, tu sais au moins où il est ? Je réponds que non, pas pour l’instant mais je peux promettre une chose ; si je le vois, je le tue.
VERSO (cimetière de splendeurs)
J’ai choisi un sorbet aux fruits pour le principe, on ne flâne pas en short de nuit à Paris tous les jours. Je longe les grilles du Luco – ma copine l’appelle comme ça, ça lui donne des airs de vieux camarades de promo – je longe ses grilles en prenant mon temps, il est encore ouvert, il y a du monde comme en plein jour, je pourrais le traverser, c’est un caprice que de rester sur le boulevard. Rarement je me suis senti aussi joyeux. J’improvise un vocal ou deux à des amis pour leur dire. Ma glace ne termine jamais. Je voudrais que cela dure toujours, comme les tubes de couleurs qui varient à l’infini entre les lits des soldats endormis. Je suis l’un des leurs mais ce n’est pas moi que la jeune femme vient voir, c’est le dormeur qu’aucune famille ne vient veiller. Elle lui glisse qu’il avait raison, que c’est l’endroit parfait pour s’endormir. Je me réveille à ce moment-là, quand elle lui sourit. Derrière elle, il fait encore jour, les palmiers dansent dans la brise du soir. La poussière que les gamins soulèvent en courant derrière leur ballon a des allures de brume sur le terrain en friche – on retourne la terre sans savoir ce qu’on cherche. On reste longuement avec elle, son regard fixe sur le désastre en cours, puis le noir du générique. Je sors de la salle, encore groggy. L’air est chaud. J’ai envie d’une glace.