# recto-verso #07 | Le fait qu’une porte claque

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Le fait que la lourde porte du HLM orange claque, le fait que tu supposes qu’il est orange comme les carottes et l’assiette en pyrex de la grand-mère, comme si l’angoisse était orange, ou bien le fait que tu imagines le HLM orange car ce sont les années 1970 et le fait que sur les photos, l’appartement est orange, il te semble, – du moins dans le souvenir que tu as de photos que tu n’as pas sous la main -, le fait que la porte claque donc et que ça résonne dans le hall d’entrée de l’immeuble, le fait que pendant que la porte claque le père est à l’usine ou sur le chemin de l’usine, tu ne sais pas, le fait que dans ce moment où la porte s’ouvre et se referme, quelqu’un – un voisin ou une voisine de palier ou d’immeuble, pas le facteur, trop tôt le facteur- en a peut-être profité pour sortir aussi, derrière la mère, qu’ils ont peut-être échangé deux trois mots de politesse ou bien des banalités sur le temps qu’il fait, et là tu te demandes quel temps il faisait quand la porte a claqué dans le dos de la mère (et de l’enfant donc par conséquent là haut dans l’appartement) et pendant que la porte claque et que tu te demandes quel temps il pouvait bien faire ce matin-là – et les autres matins aussi -, si la mère a réajusté son manteau, ou bien si elle a savouré la chaleur du soleil, ou bien il faisait encore noir car c’était l’hiver, oui pendant que la porte claque tu te dis que tu aimes bien boucher les trous de l’histoire avec des mots, le fait qu’à force de boucher les trous avec des mots, ça fera bien une histoire, à la fin, le fait est que la porte claque qu’il pleuve vente ou fasse soleil et que la mère sort pendant que plus haut, le fait est que tu ne sais pas quel étage, pendant que plus haut donc le bébé dort, ou pas, le fait est que tu ne sais pas, le fait est que, en tout cas, il y a de fortes probabilités pour que pendant que la porte claque, le bébé sente le bloc de silence dur et froid dans l’appartement vide.

verso

Le fait est que j’ai la pire mémoire du monde, le fait que j’ai très peu de souvenirs d’enfance, le fait que j’ai peur de ne pas pouvoir raconter à mon fils son enfance, de ne pas pouvoir répondre à ses questions, d’oublier des pans de son enfance, le fait que j’ai peur de perdre un jour la mémoire et qu’il ne faut pas dire ça selon ma mère parce que c’est comme ça que ça vient ce qu’on ne veut pas, une histoire d’univers de vibrations et d’énergie alors je ne dis plus rien enfin j’essaie et le plus souvent je n’y parviens pas, le fait que ma grand-mère a fini par perdre la mémoire, seule échappatoire pour elle à la douleur, elle a juste gardé les amants de saint jean, le fait que quoi qu’on fasse, le passé est faussé, truqué, déformé comme le récit des rêves, le fait que les photos manquent d’épaisseur, de relief, le fait que j’ai l’impression parfois que je me suis fabriqué des souvenirs bricolés à partir de photos et de bouts de films de famille, le fait que les photos disent juste que cela a été mais qu’elles mentent par omission, le fait qu’on sourit sur la photo alors que dedans ça pleure, un peu comme on répond parfois ça va alors que dedans ça hurle, le fait que mon père a filmé des bouts de notre vie de famille, réveillons de nouvel an avec les amis déguisés, vacances en camping car, sorties au jardin public où je sais faire du vélo toute seule mais ne sais pas encore lancer le premier coup de pédale et ma mère qui s’agace devant la caméra, le vélo est bleu et c’est tout gris, le ciel et les gravillons du jardin public, le fait que j’avais totalement oublié cette scène et que je n’ai pas aimé la voir, le fait que tu as longtemps ignoré le bloc de silence obscur et dense de ton enfance heureuse, le fait que des filles qu’on n’entend pas, sages comme des images, c’est louche non, le fait que ton enfance ne t’a pas armée pour le dehors, le fait que tu n’es pas née constituée pour affronter les mensonges et les violences du dehors, le fait que personne ne l’est en réalité, tu te dis, le fait de chercher ce qui en toi fait que tu t’es laissé embarqué dans cette histoire.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !

13 commentaires à propos de “# recto-verso #07 | Le fait qu’une porte claque”

  1. Entre le recto et le verso de la porte et celui du présent et du passé, ça claque dans le silence.

  2. Le fait qu’on cherche l’enfance quand tout ceux qui pourraient la raconter ne sont plus là.
    Le fait que parfois la vie c’est comme une claque.
    Le fait qu’on sent démunie et « pas préparée », qu’on aurait aimée être prévenue.
    Le fait que c’est peut-être un peu pour tout le monde le cas et pourtant chacun à sa façon.
    Le fait que ça n’y change rien.
    Merci Emilie.

    • Merci Khedidja pour ce retour de lecture en écriture. Oui c’est ça. Touchée. A très bientôt !

  3. merci Emilie ! Le fait est que je me reconnais à fond dans cette histoire de trous, de mensonges photograpiques, de cris intérieurs, et je reconnais le bloc de silence obscure et dense de mon enfance heureuse. tellement bien dit !

    • Merci Catherine de ce retour !!! Ça donne de l’élan ! Au plaisir de découvrir très vite ton écriture !

  4. Les analyses brèves sont tellement vives… si saisissantes.
    Tout ces bégaiements de la porte qui claque, de la mémoire qui bute, bricole… et ces répétitions (presque organiques) avec lesquelles l’histoire se ramifie. Fort. Merci Émilie pour ce texte.

  5. quelle belle utilisation de la porte qui claque, comme un rythme organique qui pulse à l’intérieur de tes phrases et dessine une certaine couleur d’univers
    le titre révèle le texte et aussi cet assemblage qui résonne pour chacun de nous… presque sûr que « le bébé sente le bloc de silence dur et froid dans l’appartement vide. »
    et puis le fait que quoi qu’on fasse…
    salut Emilie

    • Merci Françoise pour ce retour attentif sur un texte qui me tient à coeur ! Je cours un peu après le temps mais je tiens…même avec le retard !

  6. « de photos que tu n’as pas sous la main » : de photos qui n’ont peut-être même pas été prises
    « pendant que la porte claque… boucher les trous de l’histoire avec des mots » et « le fait de chercher ce qui en toi fait que tu t’es laissé embarqué dans cette histoire » : pendant ce temps l’histoire s’écrit avec des mots.
    Où l’on retrouve la couleur orange contrebalancée par le vélo bleu. Où l’on passe de l’intérieur à l’extérieur et l’on respire. Mais les violences du dehors. Alors on ne respire pas tant que ça.
    Tu te dis alors on se dit avec toi. Dans la durée de te lire Emilie.

  7. « oui pendant que la porte claque tu te dis que tu aimes bien boucher les trous de l’histoire avec des mots, le fait qu’à force de boucher les trous avec des mots, ça fera bien une histoire… » oui, Emilie, et la claque, c’est nous, lecteurs lectrices, qui la prenons avec ce texte d’une force qui puise, j’imagine, dans des profondeurs. Merci. C’est très, très, beau.

  8. Merci Serge et et Cécile pour vos lectures indéfectibles et si précieuses pour tenir l’élan.