Le fait que ma voisine ne parvient pas à s’en sortir de cette foutue dépression et je ne sais pas quoi faire pour lui venir en aide, le fait qu’être veuve avec cinq enfants à élever je sais ça pèse sur le moral, le fait que je ne sais pas ce que je ferais à sa place avec des mômes aussi insupportables, tous ces gosses mais je ne veux pas juger, le fait qu’en fait je n’aimerais pas du tout être à sa place d’ailleurs je n’aurais jamais pu vivre avec un type comme son mari, le fait qu’il était alcoolique, le fait qu’elle disait « c’est rien je suis tombée » mais elle avait des gnons Éliane, et j’en suis sûre, elle n’était pas tombée, au fond elle s’en est libérée, le fait que je ne sais pas si je peux lui dire ça « C’est mieux pour vous maintenant, vous êtes libérée Éliane » mais je le pense sincèrement, le fait qu’heureusement sa mère lui a laissé un peu d’argent, le fait qu’elle n’a jamais pu divorcer, c’est courant, les femmes battues ont peur de divorcer, qui plus est avec des enfants, qu’est-ce qu’il aurait fait si elle avait franchi le pas, le fait qu’il est mort et j’en suis bien contente, je me suis toujours méfié de ce type, est-ce qu’il aimait ses enfants, le fait qu’hier, j’ai déposé un livre dans sa boîte aux lettres, un livre qui parle de ça, des femmes battues qui s’en sortent, le fait que je ne suis pas médecin et je fais des choses à ma mesure, on devrait tous faire des petites choses à nos mesures, le fait que je me dis parfois sa vie ne tient qu’à un fil, mais non, elle pourrait pas faire « ça » Éliane, avec cinq gosses, le fait que mon neveu est prêt à garder les plus petits pour qu’on aille faire des courses toutes les deux, ou faire une petite promenade et même sans dire un mot, on serait pas obligées de parler, le fait qu’elle souffre de la solitude même s’ils sont six à la maison, elle n’est pas plus heureuse avec sa ribambelle, le fait qu’elle n’a pas le temps regarder le soleil se coucher.
Le fait qu’une naissance est souvent considérée comme un événement extraordinaire alors que depuis que le monde est monde, ça nait ça meurt en continu, le fait que si on s’appuie sur les études statistiques, et là je me demande bien comment ça fonctionne, à l’heure où je parle, 8 234 487 156 enfants sont nés dans le monde et ce chiffre grossit chaque seconde, le fait que l’on trouve qu’une naissance, c’est extraordinaire alors que c’est ni plus ni moins très ordinaire et très banal et parfois même ça n’est pas une bonne nouvelle, le fait que quand mon neveu est né ses parents ont pleuré de joie, émerveillés devant ce bébé, c’était un bel événement, banal néanmoins même si ça reste un mystère tout ça, le fait qu’il y aurait, au moment où je parle, 109 décès dans le monde chaque minute et environ 108 milliards d’humains morts depuis le début de l’humanité, et je me demande aussi comment ils ont fait pour compter, le fait qu’on serait dans de beaux draps si on devait tous ressusciter, le fait que papa aurait eu 105 ans cette année et que j’ai oublié de lui parler de bien des choses, le fait qu’il reste de lui des photos, des petits carnets, de quoi refaire un peu l’histoire, le fait que les histoires de famille sont bien souvent des histoires d’embrouilles, des sacs de nœuds, des boîtes à secrets, le fait que la mère de ma voisine cachait ses économies dans une enveloppe A4, sous son matelas, elle était déjà veuve, le fait que sans doute elle avait peur de manquer et à l’époque c’était courant le bas de laine, et tant mieux pour Éliane, le fait que j’ai ouvert un compte en banque l’année de ma majorité, vingt et un an à ce moment-là, maman avait ouvert le sien peu de temps avant moi, comme elle était contente, le fait que de ma fenêtre, je vois le soleil se coucher, le fait que le soleil brille depuis des millénaires et que demain il fera toujours jour.