#rectoverso #07 | à bicyclette

Le fait qu’on croit connaître par cœur les rues de nos tournées, mais il suffit de les prendre à revers pour ne plus les reconnaître, le fait que tu penses à autre chose, un cheval dans son box, que cet autre chose se heurte aux arêtes parfaites des immeubles nouveaux, le fait que tu voudrais être ailleurs, et même quelqu’un d’autre, et, par défaut, tu es le facteur de ces rues, ce qui est déjà être quelque part et quelqu’un, le fait que les recoins des rues ne servent à rien, qu’on les ignore, certains y pissent, de la crasse s’y incruste, on y pose parfois des bouteilles de bière à moitié vides, le fait que les recoins inutiles servent parfois, que tu te cachais, toi aussi, dans ces recoins, ceux qui mènent aux portes des caves, où les feuilles mortes s’amoncellent, le fait que tu t’y cachais pour te perdre, pour qu’on t’y retrouve et qu’on feigne la surprise et le soulagement lorsque tu apparaissais devant l’adulte en hurlant, le fait que tu souhaitais qu’il s’inquiète, qu’il panique, mon fils est là, il n’y est plus, trous, disparition, alerte, le fait que tu n’es pas dupe aujourd’hui, que l’adulte marchait tranquillement en pensant au repas du soir, voire qu’il ralentissait exprès pour laisser monter l’excitation de l’enfant qui s’apprêtait à surgir et dont il voyait dépasser un bras, le fait que les fourmillements commençaient toujours à la base du scrotum puis se propageaient en vagues rapides et ascendantes et donnaient envie d’uriner, et comme cela était bon, et comme cela ne devait pas durer, le fait qu’il ne fallait pas que l’adulte s’arrête avant d’arriver au niveau de l’enfant, qu’un intrus l’interpelle, par exemple, pour engager une conversation sans intérêt, le fait que, dans cette attente indue, des détritus se mêleraient aux feuilles mortes, des toiles d’araignées encadreraient la porte de la cave et ce qui pourrait ouvrir la porte de l’intérieur, et, derrière, un froid de cave, une obscurité de cave, soudain le conscience qu’une porte ouvre sur quelque chose, donc, le fait que tu aimais, toi aussi, te faire une cachette et surgir des recoins abandonnés, le fait que tu ne penses pas à cela lorsque l’enfant surgit devant ton vélo de facteur, que tu penses aux rebords et aux arrêtes de la ville, à ses trottoirs lisses, glisse, glisse, facteur pressé d’être quelqu’un d’autre, le fait que tu ne vois pas le père de l’enfant ralentir à l’approche du recoin où son fils s’est caché, que tu n’entends pas les rires étouffés de l’enfant qui se tortille, le fait que ton vélo roule à vide, plus de lettres à distribuer, juste des comptes à rendre, puis rentrer, rentrer, s’extraire, s’extraire, le fait que le vélo, même vide, pèse son poids de ferraille lancé à la vitesse de celui qui a terminé sa tournée et se demande quoi être de plus ou de mieux ou d’autre, le fait que tu frôles la tête de l’enfant, enfant projeté, le son d’os que fait son crâne en percutant le trottoir lisse, enfant à terre, commotion cérébrale, l’enfant qui se tortille, qui convulsionne, le fait qu’il s’en est fallu de peu et que tu ne t’arrêtes pas, que tu entends cependant le père hurler et peut-être hurle-t-il des injures, peut-être l’enfant est-il resté immobile et muet, figé dans les cris de son père et la vague conscience d’un danger évité, puis qu’il s’est mis à pleurer sans trop savoir pourquoi, peut-être, car tu ne t’arrêtes pas, le fait que tu ne t’arrêtes pas.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe)

Une réponse à “#rectoverso #07 | à bicyclette”

  1. Pour ma part je me suis arrêtée et vous ai lu d’une traite mais sans me presser. J’ai profité du pécrissage.