Recto
Le fait que c’était un mardi ou un jeudi je ne sais plus mais du fait que le ciel avait cette teinte précise de gris poudreux et que le trottoir était encore mouillé de la veille, que je marchais trop vite ou trop lentement, le fait que je l’ai vu, lui, du fait que j’avais rêvé de ma grand-mère la nuit d’avant, que dans le rêve elle chantait une chanson que je n’ai jamais entendue dans la vraie vie, le fait que je marchais sans but apparent mais avec un air de but, le fait que je portais ce pull trop chaud pour la saison mais que je refusais d’admettre qu’il faisait encore 26°, le fait que je l’ai vu là, lui, au milieu des gens, comme s’il ne faisait pas exprès d’être exactement à l’endroit où mes yeux allaient tomber, le fait que c’est toujours comme ça que ça commence, en toute mauvaise foi, le fait que mon cœur a sauté une mesure comme s’il tentait un solo de jazz sans avertir le reste de l’orchestre, le fait que ça n’avait aucun sens mais que tout en avait subitement que j’ai pensé à lui avant même de savoir qu’il existait, le fait qu’au même moment mon téléphone vibrait avec une alerte info « Israël déclare l’état de guerre », le fait que je n’ai pas su si je devais pleurer pour le monde ou sourire pour moi, le fait qu’on vit des effondrements collectifs en même temps que des élans très particuliers, que mon cerveau a tenté de m’interrompre : non mais sérieusement tu tombes amoureuse pendant un début de conflit armé ?, pendant ce temps des missiles tombaient sur Sdérot, du fait que je ne savais même pas où c’était Sdérot, du fait qu’on apprend les noms des villes comme des blessures, du fait que les morts s’accumulent plus vite que les poèmes, oui apparemment, le fait que la géopolitique n’a jamais empêché personne de perdre la tête, le fait que j’ai failli me prendre un lampadaire tellement je le regardais, le fait que je me suis arrêtée net en pleine rue comme si j’avais vu une apparition divine en jean noir et veste kaki, le fait qu’il mâchait un chewing-gum d’un air si dramatique que j’ai eu envie de lui offrir un Oscar, le fait que dans la supérette j’ai pris un paquet de riz basmati comme s’il allait m’apporter une réponse, le fait que j’ai lu trois fois la composition pour me donner une contenance, j’ai soudain pensé à ce qu’on mange dans les bunkers et que probablement personne ne prend du basmati là-bas, le fait que j’ai tout posé pour acheter des lentilles, le fait que mes sentiments sont aussi chaotiques que l’actualité, le fait que je l’ai revu trois jours plus tard et qu’il portait un tote bag – sac fourre-tout qu’on trimballe partout – avec une pomme verte dessus, le fait que j’ai trouvé ça bouleversant alors que c’est juste un fruit, le fait que l’amour abolit toute logique diététique, le fait que je me suis réveillée à 2h47 avec l’image de sa nuque, le fait que je ne connaissais même pas son nom mais que j’avais déjà inventé notre divorce, le fait que le monde brûlait et que j’avais froid, le fait que je me suis dit peut-être que je rêve tout ça, le fait que ce serait plus simple, le fait que je ne crois jamais aux signes sauf quand ça m’arrange, le fait que j’ai lu quelque part que tomber amoureux déclenche les mêmes zones cérébrales qu’une ligne de coke, le fait que je n’ai jamais pris de coke mais que si c’est ça, franchement, je comprends les gens, le fait que j’ai voulu lui parler mais que j’ai trébuché sur mon propre pied, le fait que j’ai ri toute seule comme une imbécile, le fait que les missiles ne s’arrêtent pas pour nous laisser rougir tranquillement, le fait que tout arrive toujours en même temps, les guerres, les rencontres, les allergies, les tremblements, les espoirs qui débordent, le fait que je l’ai perdu de vue dans la foule et que j’ai eu l’impression de tomber de très haut, le fait que j’ai quand même gardé le riz basmati comme souvenir, le fait que c’est sans doute ça le pire : que même quand tout est instable, on trouve encore le moyen de croire aux histoires qu’on se raconte dans une file d’attente.
Verso
Quand on tombe amoureux, on se relève attaché. (Boris Cyrulnik)
Le fait que c’était un matin calme ou trop lumineux, je ne sais plus, mais que la lumière passait à travers les rideaux comme une main tiède, que le jour s’est glissé sous mes paupières sans prévenir, le fait que j’étais déjà debout avant d’ouvrir les yeux, avec cette image en tête, lancinante : lui, dans son champ, silhouette d’un autre temps, dans sa combinaison d’apiculteur portée avec une gravité étrange, le fait que même les abeilles semblaient le frôler avec lenteur, comme si elles connaissaient le secret, le fait que je ne l’ai jamais approché, mais que mon corps s’était déjà tourné vers lui, en silence, le fait que je ne sais pas ce qui m’a pris, de m’attacher à quelqu’un qui ne sait même pas que j’existe, le fait que ce n’est pas de l’amour au sens traditionnel, mais quelque chose de plus diffus, une mémoire qui s’invente en direct, le fait que c’est arrivé à bas bruit, pendant que le monde continuait de brûler quelque part, que je basculais pour une ruche, une nuque, un geste presque cérémoniel, le fait que j’ai déplacé mes promenades pour croiser son ombre, le fait que c’était absurde mais doux, le fait que je me suis surprise à chercher la durée de vie d’une abeille ouvrière, le fait qu’elle vit à peine plus qu’un bouquet, et que ça m’a émue comme un poème, le fait que j’y ai vu un parallèle avec ce trouble à peine éclos, le fait que l’amour fantasmé est peut-être le seul qu’on ne déforme pas, le fait qu’il ne se passe rien, jamais, mais que tout s’agite à l’intérieur, le fait que chaque fois que je l’aperçois, c’est comme un petit orage intérieur, le fait que j’ai inventé une manière de marcher pour donner le change, que mes jambes feignent l’indifférence pendant que mes yeux dévorent, le fait qu’il portait parfois un seau, et que ce simple geste me bouleversait, le fait que j’ai tenté chez moi, avec une bassine vide, de retrouver cette lenteur contenue, le fait que je ne connais pas sa voix mais que je l’entends dans mes rêves, où il me parle des abeilles comme d’une prophétie, le fait qu’il m’explique que la douceur du monde se cache dans la cire, que je me réveille avec des odeurs de miel sous la langue, le fait que je note ses apparitions comme on note les heures exactes des séismes, pour ne pas oublier qu’il a eu lieu, le fait que j’ai failli lui faire signe un jour, et que ma main s’est arrêtée en plein vol, comme prise en faute, le fait que je suis peut-être pour lui une silhouette floue sur le sentier, le fait que cela me suffit, que cette distance crée une chambre secrète où rien ne s’abîme, le fait que je lui parle parfois à voix basse, comme on parle à quelqu’un qui manque sans avoir jamais été là, le fait que je dis « aujourd’hui tu avais l’air absorbé » ou « tu as changé de gants », le fait que je souris en murmurant ça, que je le remercie pour sa délicatesse même ignorée, le fait que cet amour sans retour ne laisse aucune trace, mais qu’il m’éclaire de l’intérieur, le fait que je ne veux pas le rencontrer vraiment, pas dans la vraie vie avec ses angles, ses phrases maladroites, ses actualités toxiques, le fait que je préfère cette distance rituelle, ce regard de loin, cette tendresse sans dérive, le fait que je suis tombée amoureuse de ce qu’il laisse derrière lui, comme une odeur de thym, comme une traînée d’été, le fait que je me suis relevée attachée, doucement, à ce qu’il ne saura jamais.
Ces deux textes sont magnifiques de sensibilité et de douceur, c ‘est si rare de raconter, de pouvoir partager l ‘émotion d ‘amour . En trouvant ces images et ces mots, on a envie, d ‘écouter du jazz, de se laisse vivre au soleil, une cuillère de miel sous la langue… et d ‘être amoureux … Merci
Aussi ce décalage avec l ‘actualité bien sûr et les prises de conscience qu’elle provoque ( Episode du paquet de riz, très fort)
Merci Carole je suis très honorée…oui du soleil du jazz et de la tendresse
magnifique (le chewing-gum et l’Oscar, en particulier – parce que c’est drôle – et que (toujours) l’amour l’est) merci à vous
Oui la drôlerie nécessaire aux choses importantes, bien sûr, merci a vous
» du fait qu’on apprend les noms des villes comme des blessures »
et cette folie d’amour mêlée aux missiles, mais rien ne s’arrête et on trouve le moyen de croire dans le rêve…
doux de te lire, chère Raymonde
Merci Françoise, le rêve un genre de réalité augmentée peut-être
Je salue comme Piero l’Oscar au mâcheur de Chewing gum. Il dit si bien le drôle de tomber amoureux, l’incongruité de cette chute toujours à côté de la plaque quand elle est véritable. Et oui, s’en fout le monde et l’actualité, tout à coup de foudre. Brava !
Emmanuelle merci pour ce message, toujours plaisant le partage quand ça arrive