#rectoverso #06 | Quand on est éclusier

Quand on est éclusier on passe sa vie à attendre. Ça ne me gêne pas d’attendre. J’attends sur les bords de la Seine. J’aime la Seine. Enfant j’ai grandi en aval de l’écluse, je faisais partie d’un club d’aviron. Quand on est éclusier, on entretient l’écluse, c’est mon job, un bon job. J’habite la maison éclusière, elle n’est pas grande, ça me convient. J’ai même un jardin, quelques poules. Je ne m’ennuie pas. Il y a toujours quelque chose à faire, le matériel à entretenir ou réparer et puis parfois l’activité est très intense. Quand un bateau entre dans l’écluse c’est à moi de refermer les portes et les vannes inférieures, à l’aide d’une manivelle pour former un sas étanche. Puis j’ouvre les vannes supérieures, l’eau pénètre dans l’écluse, soulève l’embarcation. C’est simple. Ensuite il me suffit d’ouvrir les portes du haut et le bateau poursuit sa route. c’est la même chose dans l’autre sens. Sur ce tronçon de la Seine ce sont surtout des péniches ou des barges qui naviguent, elles transportent du sable, des graviers.  Parfois des cargaisons de grains et je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ces pesticides fongicides qui circulent sur le fleuve, ça me met en rage. Sinon je vois très peu de touristes ou de bateaux de plaisance.  Quand on est éclusier on n’a pas peur de la solitude. J’aime être seul. Certains jours je ne vois personne, c’est rare mais ça arrive, surtout en hiver. Parfois à la belle saison des curieux viennent visiter l’écluse. Et puis il y a les amoureux qui rejoignent la Seine par ce passage entre les murs, là, face à l’écluse.  Au fil des années j’ai fini par tisser des liens avec quelques voyageurs de l’eau. Il y a cette chanson de Brel qui dit : Les mariniers me voient vieillir / Je vois vieillir les mariniers / On joue au jeu des imbéciles / Où l’immobile est le plus vieux… À ce jeu là bien sûr, c’est toujours moi qui perd puisque je ne bouge pas. Ça ne me dérange pas. Quand on est éclusier on aime l’immobilité. Les bateaux passent, l’eau s’écoule, le temps file et moi je reste. Quand on est éclusier on voyage les yeux fermés. J’écoute souvent de la musique, de Jeanne Added aux Suites de Bach pour violoncelle, des opéras de Rameau à Dolly Parton. J’essaie d’équilibrer les genres. J’essaie surtout d’éviter les morceaux trop mélancoliques même si ce sont ceux que je préfère parce que dans mon métier c’est dangereux d’avoir les idées noires. On est sans cesse confronté à cette masse d’eau boueuse qui charrie à peu près tout, y compris son lot de cadavres. C’est comme ça. Chaque année on sort plusieurs corps de la Seine. Il y a les accidents bien sûr, quelques assassinats et puis il y a celles et ceux qui choisissent de se noyer. Ceux-là je n’arrive pas à les oublier, je note leur nom et le peu que je sais d’eux dans un cahier à spirales et ce que j’ignore je l’invente parce qu’on ne peut quand même pas laisser mourir quelqu’un sans une histoire. Il y a Popaul, celui qui entendait des voix, l’une d’elle l’a invité à se glisser dans le lit du fleuve pour y dormir en paix, il était si fatigué de vivre. Il y a Lila, une jeune fille frêle, hantée, aux yeux grands ouverts même devant la mort. Il y a Andrée, la cinquantaine sage, qui un jour a surgi du passage, ôté ses vêtements, les a pliés un à un avec minutie, les a réunis en un petit tas bien rangé qu’elle a posé au bord de l’eau avec son alliance et un mot d’adieu par-dessus : « Ce qui reste de moi », elle n’a rien écrit d’autre. Puis elle s’est enfoncée nue dans l’eau sombre pour se noyer. Il y a aussi Mika l’adolescent qui a sauté du pont en amont et dont on a retrouvé le corps coincé dans les herbes devant l’écluse, il avait encore son cartable sur le dos avec cette inscription écrite en grosses lettres rouges : « T’inquiète, je gère ! » Tous sans exception je consigne leur nom et leur histoire dans mon cahier à spirales pour ne pas les oublier et je les pleure à défaut d’avoir pu les sauver.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

11 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Quand on est éclusier”

  1. Bon, les écluses, tu me pardonneras la simplicité du lien, je pense à Simenon. C’est d’ailleurs pour ça que j’aime vivre si près de la Belgique, j’ai l’impression de l’avoir pour voisin. Alors j’attendais, une chute. Mais pas celle de Mika avec son Tshirt. Les inscriptions sur les TShirts, c’est comme les tatouages, ça me rend dingue : je ne peux pas m’empêcher de lire et quand je ne comprends pas, que je me refuse à ce que ce ne soit « que ça », alors j’attends de pouvoir lire un complément au dos. c’est vrai pour les TShirts et pour les tatouages. Souvent il n’y a rien au dos, et il faut faire avec « ALL TOGETHER » ou « Tinquiète, je gère », quand ce n’est pas avec « Je suis une emmerdeuse ». Pour te dire que tout d’un coup, tu as fait souffler un vent neuf dans mes écluses. Un vent de polar à la suite. Je n’ai pas lu le reste de tes contributions, mais j’espère que l’éclusier est au moins un patient zéro et qu’il va contaminer tout le cycle… Si c’est le cas et que tu ne l’as pas lue, je recommande chaudement La Descente de l’Escaut de Franck Venaille : https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/07/08/la-descente-de-l-escaut-suivi-de-tragique-de-franck-venaille_1384998_3260.html

    • Merci du passage, et des références du bouquin ! Pour l’instant tu sais c’est juste une réponse à une proposition. J’essaie de suivre cet atelier recto verso comme je peux. J’écris sur mon tel, dans les camions de tournée, etc. C’est sportif ! Mais oui, les écluses, c’est inspirant. Et la Seine aussi.

  2. Je trouve son histoire passionnante – c’est vrai qu’elle ne rime à rien mais justement (carnet à spirale : je lui suggère l’encre sympathique pour noter ses événements). Bien à toi

  3. passez du temps avec un éclusier m’a fait du bien, je n’en avais jamais rencontré de si près, merci !

    • Merci Cécile. C’est une fascination de l’enfance en bord de Seine. Éclusier, marinier, ça m’a toujours fait rêver.

  4. au début tout est calme et rien ne laisse présager le cahier les morts le cartable…plein d’images en tête en te lisant, merci!

    • Merci Eve. C’est curieux comme les choses viennent en écrivant. Après la fin est bâclée, il fallait une fin et je me suis dit que si jamais je veux y revenir, si quelque chose nait de toutes ces propositions, je pourrais toujours reprendre l’histoire du cahier.

  5. Mille mercis pour votre beau texte, et sa chute. C’est vrai tout parait immobile calme la langueur d’un fleuve, oui mais ce fleuve emporte tout, votre personnage solitaire est très attachant, ce que j’ignore je l’invente on ne peut quand même pas laisser mourir quelqu’un sans une histoire.

  6. Un éclusier qui me ramène à de lointains ancêtres mariniers sur le Rhône. Les lettres rouges sur le cartable en moins. Un éclusier de son temps qui écoute Jeanne Added. Merci Françoise. Et tous ces/ses morts noyés.