Recto
Elle n’a jamais été propriétaire, jamais vraiment eu de maison à elle, de ces maisons qui suscitent disputes d’héritages, pleurs après la foudre, un incendie ou une inondation, évoquent enfance et amitiés, familles entières puis déchirées ou dispersées, réunions organisées où tous se retrouvent dans un jardin, sous un tilleul ou un lilas très vieux, et constatent que la distance entre eux s’est creusée, qu’ils n’ont plus grand chose à se dire, que ces retrouvailles sont artificielles mais font tout de même plaisir, un peu, mais on ne recommencera pas.
Locataire toujours, comme ses parents avant elle.
Élevée dans un minuscule appartement, dans un quartier populaire de Paris, sans confort, sans ascenseur. L’escalier comme pivot central des journées d’école pour elle, de travail pour ses parents : six étages montés et descendus plusieurs fois par jour – petite, remontée parfois dans les bras de son père, faisant semblant de s’être endormie dans la voiture du retour, quand on allait un peu à la campagne, prendre l’air.
Il y avait un septième étage, celui qui menait à la cave, dans le noir, pour aller recharger le seau à charbon qu’il fallait ensuite porter jusqu’en haut – dans le noir et la peur, malgré la lampe de poche soigneusement rangée au fond du cartable : contribuer aux efforts de la famille, et allumer le poêle pour chauffer la maigre surface sous les toits avant le retour des parents travailleurs.
C’est cet appartement là qui lui semble le plus proche d’une demeure à elle, celui que sa solitude d’enfant unique avait meublé de rêves et d’imaginaire, comme l’aurait fait un enfant de la campagne d’une cabane dans les arbres. Elle y passait tant de temps seule qu’elle se sentait châtelaine, propriétaire de plein droit.
Elle se souvient encore que la cinquième marche du deuxième étage grinçait plus fort que les autres, qu’au troisième habitait un couple de violonistes qu’on entendait répéter, qu’elle était à ce moment-là le seul enfant dans tout l’immeuble, que certaine vieille dame lui reprochait de faire trop de bruit en descendant ou en montant les marches deux à deux – on a le sport qu’on peut -, qu’une autre la guettait pour lui offrir les gâteaux qu’elle fabriquait pour des petits-enfants qui ne venaient jamais, qu’avoir sa clef à elle était un privilège, une conquête d’indépendance, au regard de tous ces autres qui rentraient dans des appartements où les attendait une mère qui ne travaillait pas au dehors, qui n’enfourchait pas chaque matin un vieux vélo qui la mènerait en vingt minutes à un bureau gris dans une rue grise.
Elle ne se retournait pas le matin, pour regarder d’où elle sortait, elle se moquait de voir ce qu’elle retrouverait plus tard, et qui serait alors à elle, rien qu’à elle.
Verso – Cinquante ans plus tard.
Ça lui a pris comme ça, retourner voir, là bas, la rue Couche (ingénieur en chef du service des eaux de la Ville de Paris, Édouard Couche, (1832-1889), en raison du voisinage des réservoirs de la Vanne et du Loing). Elle n’y avait plus remis les pieds, jamais, trouvant souvent vaine la nostalgie exprimée par les uns, les regrets affichés par les autres. Elle n’éprouvait ni nostalgie, ni regrets ; de la curiosité, oui.
Tout a changé. Rien n’a changé. L’immeuble est tel qu’elle l’avait oublié, les murs beaucoup plus propres que dans son souvenir. Elle ignorait qu’elle avait vécu dans un immeuble qu’on dirait ‘bourgeois’, il était noir alors, elle ne savait pas qu’il était de pierre et de briques, que la porte – qu’elle ne peut plus pousser pour cause de digicode – était belle, que des ornements sculptés ornaient la façade. Elle n’avait jamais remarqué ça. Le quartier, comme bien d’autres dans la capitale, s’est embourgeoisé, gentrifié, plus de crémière au coin de la rue, la grange du marchand de charbon a fait place au seul immeuble d’allure récente de la rue, le reste est là, l’immeuble bas juste en face, suffisamment bas pour qu’elle puisse faire des signes à sa copine qui habitait encore plus loin, derrière, mais au dessus. Les fenêtres ont été repeintes, c’est très coquet. La rue semble presque campagnarde, malgré le peu de verdure. Elle se dit qu’elle pourrait y revenir, y revivre, que ce serait sans doute le seul lieu de cette immense ville qui lui ferait oublier à quel point elle apprécie désormais le calme de ses montagnes. Qui sait …
J’aime le fait qu’elle ignorait alors qu’elle vivait dans un immeuble « bourgeois ». Ca amène à relire le premier texte différemment …