# rectoverso #07| un bout de corde

RECTO

Le fait qu’il y ait toujours une porte qui s’ouvre ou se ferme, la plupart du temps sans vraiment de délicatesse, faisait qu’il était impossible de savoir qui se trouvait réellement dans la maison. Je me tenais le plus souvent au rez-de-chaussée, en train de préparer les repas, recoudre un ourlet ou un bouton, faire la vaisselle, balayer, laver le carrelage, enfin en train de faire quelque chose. Je prenais garde malgré tout aux allées et venues des étages supérieurs, aux cris et musiques trop fortes qui sortaient régulièrement des chambres des enfants. C’est certain que le fait d’avoir cinq enfants nécessite une attention sans faille mais aussi un lâcher-prise si l’on ne veut pas finir en hôpital psychiatrique. C’était le premier jour des vacances d’été et les deux aînés s’étaient éclipsés en premier sans faire de bruit. Le fait qu’ils restent ensemble ne présageait rien de bon et j’aurais dû me méfier. Mais le fait aussi d’un peu de silence, j’avoue que cela me réjouissait, même si je savais bien que ça n’allait pas durer, ça ne pouvait pas durer. Les trois autres semblaient avoir entamé un jeu de société, au vu des paroles que j’entendais : tu triches, c’était à moi de jouer, c’est toujours pareil, j’en ai marre, et des mots d’un autre ordre que je ne me fatiguerai pas à noter ici. Pour l’instant il n’y avait pas d’urgence à ce que j’intervienne. C’était juste le quotidien. J’étais en train de passer la serpillière dans la salle à manger, car le repas avait été un peu houleux et l’on trouvait un peu n’importe quoi au sol qui avait collé et qu’il fallait nettoyer. Le fait que je n’entende plus aucun bruit aurait dû me mettre la puce à l’oreille et me faire réagir plus rapidement.. Je venais enfin de m’asseoir, en me disant que si j’avais un petit moment de libre je jouerais bien un peu de piano. Le fait qu’une partition était ouverte sur le pupitre me donnait cette envie de reprendre ce morceau sur lequel je travaillais à mes moments perdus, qui étaient rares il faut bien le dire mais que j’arrivais à sauvegarder de temps en temps. De toute façon, c’était ça ou l’hôpital psychiatrique, et peut-être y avait-il un piano là-bas… Le fait quand même de ce grand silence n’était pas normal, mais j’avais besoin de ce silence et j’avoue que j’ai faibli dans l’attention portée à mes enfants. Alors même que je soulevais le couvercle du piano, il se fit un grand bruit venant du haut de la maison. Le bruit de quelque chose de lourd qui tombe au sol. Le bruit d’un corps qui tombe au sol. J’eus la vision d’un de mes enfants tombé, étalé par terre. Je grimpais les deux étages à la vitesse la plus vive que mon corps le permettait, en criant dans l’escalier mais qu’est-ce qui s’est passé ? La voix de mon fils aîné se fit entendre, il cria : c’est rien, on se débrouille, t’inquiète pas ! Le fait qu’il ait dit ça signifiait on a fait une grosse bêtise mais surtout ne viens pas voir. Pas d’enfants dans les chambres du premier étage, ni dans celles du deuxième. Cela ne présageait rien de bon. L’échelle mobile conduisant au grenier, où j’avoue je n’allais jamais, était installée et la trappe ouverte. Le fait que je ne savais plus vraiment ce qui se trouvait en ce lieu me fit paniquer. Je grimpais à l’échelle et ma tête dépassant à peine de la trappe découvrit mes cinq garçons debout autour d’un corps étalé au sol. Enfin c’est ce que je crus voir. Mais qu’est-ce que vous avez fait ? Vous n’êtes pas blessés ?. D’un coup d’œil rapide je vérifiais la présence de mes cinq garçons debout et en bonne santé. Puis mes yeux se repositionnèrent sur la forme humaine couchée par terre. C’était un vieux mannequin en bois, dont je me servais autrefois lorsque je faisais de la couture, qui était recouvert d’un vieux manteau, qu’il me semblait reconnaître mais dont sur le moment je ne sus pas dire la provenance. Le fait que ce qui servait de tête était une mappemonde, ficelée à la va-vite, aurait pu me faire sourire et j’aurais pu vanter l’ingéniosité de mes garçons, une forme de créativité en somme, mais là mon regard se figea sur la corde attachée à la poutre et avec laquelle ils avaient sans doute voulu pendre le mannequin. J’émergeai entièrement de l’échelle, vérifiai l’intégrité de chacun, ne pouvant prononcer aucun mot. Je pense que le fait que je ne dise rien les affola. On va tout ranger, ne t’inquiète pas, Maman tu vas bien ? Et je m’écroulai sur le sol.

VERSO 

Le fait que je repris connaissance les cheveux et les vêtements mouillés était étrange. Les enfants avaient eu peur de me voir inanimée et l’un deux avait eu l’idée de me verser une bouteille d’eau sur la tête qu’il avait apportée avec lui pour me redonner vie. Il avait dû lire çà dans un de ses romans qu’il dévorait. Le plus petit pleurait. Je demandais à tous de redescendre immédiatement, ce qu’ils firent sans piper mot, l’aîné guidant chacun dans la descente de l’échelle. Ils parlaient en chuchotant, conscients que mon silence ne présageait rien de bon. Le fait que je veuille rester dans le grenier les surprit sans doute mais ils ne dirent rien. Je descendrai dans un moment, chacun dans sa chambre et je ne veux rien entendre ! Je ne savais plus où j’étais. Ce bout de corde qui pendouillait au bout de la poutre et qui avait donc lâché sous le poids du mannequin me paralysait. Je ne pouvais détacher mes yeux des fils de chanvre usagés. Il y a si longtemps maintenant que le malheur était arrivé. Le vrai malheur. Pas celui d’un jeu d’enfants pas très intelligent il faut bien l’avouer, mais qui aurait dû rester dans le domaine des jeux. Le fait que c’est moi qui l’avait trouvé pendu dans la grange ne pouvait s’effacer de ma mémoire. C’était dans sa maison à lui, perdue dans la campagne. La grand-mère était morte depuis deux mois environ. Il n’avait pas supporté de vivre seul dans cette ferme. Enfin c’est ce que l’on m’a dit. Et les vieux, quand ça veut en finir dans ces villages reculés, eh bien ils se pendent dans leur grange, ou dans un bois, ou se jettent dans une rivière. Mais il y avait le fait qu’il n’y avait pas de rivière près de chez lui. Alors il a pris une corde, il l’a enroulée autour de la poutre après être monté sur une échelle, il a fait un nœud coulant bien solide avec une corde de qualité pour qu’elle ne rompe pas et il se l’est passée autour du cou. Ce qu’on ne sait pas c’est combien de temps il a mis pour faire ça, ni s’il a eu peur, ni ses dernières pensées. Le fait est que je me demande toujours s’il avait pensé à moi sa petite fille de dix ans qui aimait bien venir jouer l’été dans la ferme de ses grands-parents et qui aimait bien ce grand-père un peu bourru, qui traînait un peu les pieds quand il marchait dans la cuisine mais qui avait une si jolie voix quand il chantait. Assise par terre devant le mannequin et la mappemonde défigurée, je me revoyais debout à l’entrée de la grange tétanisée par le corps pendu du grand-père, ne pouvant ni bouger, ni appeler. Ma mère avait surgi quelques minutes plus tard et m’avait emmenée avec elle. De l’après je ne sais rien. Un grand vide s’est creusé en moi. J’étais entrée dans la lisière sombre de mes jours d’enfant. Je crois me souvenir que j’ai avancé longtemps sur ce sentier d’ombre, ayant même coupé le cordon des mots. Je n’aime ni les poutres ni les cordes. Il allait falloir sortir de cette veine noire et renaître encore une fois. Avec des gestes d’algues, je réussis à me remettre debout, laissant tout au sol. Je redescendis de l’échelle après avoir verrouillé la trappe, serrant très fort la clé entre mes doigts. J’ai bien vu que mon aîné surveillait ma descente en se dissimulant dans sa chambre. Pas un mot ne fut échangé. Ce qui est sans parole se diffuse en soi comme une coulée de neige et outrepasse la langue. Cela laisse des traces en mémoire. Cela fait d’un instant une éternité.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

5 commentaires à propos de “# rectoverso #07| un bout de corde”

  1. autant dans le 1er l’expression est structurante, autant dans le 2ème on se dit qu’on pourrait doucement l’enlever et laisser le texte devenir voix simple…

    • Oui je l’ai senti aussi…
      Et merci pour cet atelier qui me permet d’écrire plus longuement et glisser dans la fiction.

  2. Le premier tient le lecteur en haleine et la tension monte fort .
    Le deuxième raconte et là un grand bon dans le temps vient faire comprendre les blessures du passé .
    On est complètement immergé ds le ressenti du personnage et ça marche a fond … merci

  3. … »couper le cordon des mots »…voilà qui résonne dans tout le texte et pas que….merci !