#rectoverso #06 | Quand on est plâtrier

Quand on est plâtrier, en tous cas quand on est comme moi Salah, plâtrier, on n’a pas peur du monde. On en voit beaucoup du monde passer par l’atelier. Mes portes sont toujours ouvertes, on pourrait penser que je vends des fruits ou du pain, mais non, je fais du plâtre. Les habitués du quartier savent qu’ils peuvent me trouver quand ils sortent pour leur petit tour quotidien. Je ne me déplace plus depuis des années, bien avant que les événements ne paralysent le pays entier, je n’ai plus l’envie, je préfère laisser les jeunes aller sur les chantiers, et puis le travail a tellement changé. Je préfère rester dans mon atelier, les mains dans l’eau froide, que je ne sens plus. J’aime que le soleil entre par les portes-fenêtres, et que ses rayons traversent mon atelier de bout en bout, révélant les poussières qui l’habitent. Je porte un bleu de travail, un « tchanghaï » comme on l’appelle ici, je suis toujours lézardé de blanc, ma peau est rêche, elle craquèle. Je travaille à de petits ouvrages, des bouts de corniche, de moulures. Je ne veux pas des chantiers aux murs gigantesques, qui cachent la lumière. Je fais, et je défais beaucoup. Je m’essaie. Oui, ne souris pas, je m’essaie encore à mon âge. Je n’ai pas envie de prendre ma retraite, pour faire quoi ? Je fais déjà ce que j’aime, et avoir les mains dans l’eau, faire mes mélanges, passer d’une forme à une autre, passer du froid du plâtre au brûlant de mon café, c’est déjà mes petites joies. Je n’ai pas d’âge dans mon atelier. Et quand tu es l’oreille du quartier, tu n’es jamais seul. Si j’allais m’enfermer dans mon appartement, je n’aurais plus que les courants d’air pour me rendre visite. Mon maqnin s’ennuierait. Il s’arrêterait de chanter. Alors voilà je reste ici, à ma place et j’accueille les gens, et leurs histoires. Elles sont souvent pleines de regrets et de morts. Ils se sentent à l’aise de m’en parler. Je ne sais pas ce qui leur donne cette confiance et pourquoi ils ont besoin d’aller aussi loin dans leurs confessions. Je sais que j’ai un visage sympathique, et sûrement qu’ils ont bien vu, par la force des années écoulées que, désolé l’expression facile, les murs ici n’ont pas d’oreille. C’est vrai que je garde tous les secrets. Mais quand même je n’arriverais pas à parler autant, comme ils le font. Ils me parlent souvent de la mort, de celle d’un proche, de la leur, de leurs peurs. Je suis souvent gêné. Je me sens nu, à leur place. Ils sont si vulnérables. Je ne comprends pas qu’ils arrivent à porter une telle vulnérabilité. Cela m’émeut, qu’ils soient prêts à tant donner d’eux-mêmes. Moi je garde tout. Leurs secrets et les miens. Il y a la voisine du bâtiment d’à-côté par exemple. Elle vivait avec sa sœur, qui vient de mourir. Ces filles étaient déjà orphelines. Elle je crois qu’elle pense comme moi. Elle ne dit jamais rien de la mort, rien de ce qu’elle pense, de ce qu’elle ressent. Elle continue de se tenir droite. Je crois que c’est cela qui me dérange. Les gens pensent s’alléger en déversant leurs douleurs, mais ils fléchissent, se ramollissent, et leurs épaules s’affaissent. Alors que tout garder, cela permet de tenir droit. Sur ses deux pieds.

A propos de Lamya Ygarmaten

de prof à rédac chef, j'aime bien lirécrire.