#rectoverso #08 | Cette fille n’est pas pour toi

Glonville (54) – 10 avril 2012 ©XG

RECTO

J’avais pris mes renseignements. Nous serions à la même table. Témoins d’une époque révolue que les mariés, pour un soir, souhaitaient ranimer. J’avais passé l’année de 3e à la dévorer des yeux. Elle avait la grâce des filles studieuses et jolies qui sont premières en tout et ramènent, du bout des doigts, une mèche rebelle derrière l’oreille en se penchant sur leur devoir. Tout en elle me disait Cette fille n’est pas pour toi. Trop roux, trop maigre, trop bête. Avec cette voix qui n’en finissait pas de muer. Je savais où elle habitait. Le mercredi après-midi, rien que pour elle, je fréquentais la bibliothèque. En Sciences Naturelles, le placement alphabétique nous avait installés côte-à-côte devant la paillasse. Son regard vers la tableau. Mes mains qui tremblent, incontrôlables. Je l’aimais tellement que, la nuit, j’orientais mon désir vers d’autres filles. Pas un mot échangé de septembre à juin. Pas un mot en Sport, quand elle tournoyait sur le cheval d’arçon. Pas un mot en Anglais, quand, sur l’estrade, la prof l’interrogeait sur les Drink Drank Drunk irréguliers. Pas un mot en Histoire, quand elle faisait son exposé sur Verdun. Je la dévorais des yeux. En fin d’année j’ai été orienté en BEP. Elle, naturellement, a pris le chemin du lycée général. Séparation définitive d’avec cette fille que j’ai aimée comme aucune autre, entre 14 et 15 ans, à l’âge indélébile.

VERSO

Ce n’était qu’un visage au milieu de tant d’autres. Un type dans la cinquantaine parmi cent autres gens du même âge. Ce n’était pas encore le coup de vieux redouté. Juste un voile gris sur les visages anciens. C’était une table de six, tout au fond de la salle des fêtes, loin des mariés. C’est en jetant un œil sur les petits cartons qu’il m’est revenu. Ce n’était pas grand-chose. Des cheveux roux. Une silhouette sur un skateboard. Un enchaînement de figures gracieuses. Un mercredi de juin, après le conseil de classe de 3e, celui qui sépare pour de bon. Le reste, effacé. Il avait conservé sa maigreur d’adolescent. Notre table n’était pas la plus joyeuse. Trop peu de souvenirs communs. La piste de danse s’est allumée un peu avant minuit. Une échappée possible. J’ai dansé, comme toujours, dès que Marcia Baila est passée. En sueur, heureuse, je suis sortie fumer ma clope. Il était là, sur le parking de gravier, seul. Je l’ai vu se raidir. On a fumé une cigarette en silence. Les basses de la sono faisaient trembler les murs de la salle des fêtes. YMCA. Envie d’y retourner. Je suis restée près de lui par politesse. D’une pichenette j’ai envoyé mon mégot vers la nuit. C’est là qu’il s’est mis à parler, parler, intarissable, me ressortant les souvenirs les plus improbables. Un portrait de moi sans rapport avec la fille que j’étais alors, avec ses ongles rongés et ses posters de A-Ha.  Il parlait à toute vitesse, presque à s’étouffer, si bien qu’à un moment, hors d’haleine, il s’est penché en avant et, les joues ruisselant de sueur et de larmes, s’est mis à vomir. Comment s’en dépêtrer ? Je me suis accroupie, je lui ai posé une main sur l’épaule et, tandis qu’il vomissait son excès de mousseux, je lui ai raconté mon souvenir de lui, de ce soir de juin où je l’avais vu virevolter sur le bitume. Ce soir d’avant le départ en colo. Ce dernier soir du collège. Ce dernier soir avant l’éparpillement. Son ventre a fini par se calmer. Il a tourné vers moi, visage creusé par les larmes, et il m’a dit : « Maintenant je le sais : tout n’est pas perdu » avant de s’enfuir à toutes jambes dans la nuit.

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

6 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Cette fille n’est pas pour toi”

  1. le fait que ton garçon ait les cheveux roux me touche ! cette forme de rejet… et puis cette forme de mépris qu’éprouvent les filles pour les garçons trop hésitants, c’est si cruel
    oui très juste et chouette
    (juste qu’aujourd’hui on ne jette plus ses mégots dans la nature !!)
    un grand signe vers toi, Xavier

  2. L’effroyable période adolescente chez les garçons, ces silences sur fond de musiques, puis ce déversoir de vomissures, de mots, de honte peut-être, c’est très beau !

  3. Merci Xavier. Efficace. Touchant. Perso, dû attendre la seconde, le lycée et sa mixité pour la dévorer des yeux jusqu en terminale. Ensuite nous avons tenu nos mains quelques années.

  4. ..Sur les recommandations de lecture d’Emmanuelle je suis venue faire un tour sur la #08 histoire un lundi matin gris comme les cheveux de presque tous les soixantenaires pour sourire un peu au milieu d’un été étrange… et oui j’ai aussi ri devant cette scène si élégamment décrite sur les remontées gastriques de la boisson et des souvenirs d’ado…. Merci!!