Maintenant que je suis assistante maternelle, je connais beaucoup de monde dans le quartier.
A l’heure des parents, je descends avec les enfants, les poussettes et les sacs sur le trottoir, en bas de l’immeuble. La commune a installé des bacs potagers en bois qui nous isolent un peu de la circulation des voitures. Je prépare tranquillement les enfants. Sinon, dès que les parents sonnent à l’interphone, c’est l’excitation, les cris d’enthousiasme ou les pleurs pour rester encore un peu chez Nounou – le sourire forcée de la mère – , les jambes et les bras secoués dans tous les sens – impossible de lui enfiler sa combinaison. C’est Séverine qui m’a donné le truc. Je l’ai rencontré chez la couturière. Elle faisait cintrer la taille d’une robe rose fushia – ma couleur préférée – qu’elle venait d’acheter pour 8 euros à la recyclerie. Elle aussi garde des moins de trois ans. Ses fils vont maintenant au collège et n’ont plus besoin d’elle à la maison mais elle continue. Avec sa dérogation, elle peut s’occuper de quatre enfants. Deux ça me suffit, avec ma Petite en plus !
Quand on a emménagé ici, quelques mois avant la naissance de la Petite, je ne connaissais personne et les voisins répondaient à peine à mes bonjours. Ils détournaient vite la tête, l’air gêné. Je fais plus jeune que mon âge et avec mon ventre de femme enceinte, ils me prenaient pour une ado inconsciente d’avoir voulu garder l’enfant.
Je connais surtout ceux qui promènent leur chien. J’ai du mal à retenir les enfants qui veulent caresser, câliner, prendre dans leur bras les chiens comme ils enlacent leurs peluches. Je m’amuse à retenir le nom et la race, Snow le berger australien, Tokyo le golden retriever, Spartacus le bichon blanc tout frisé, son maitre se déplace avec difficulté et s’inquiète du problème de hanches de Spartacus, on songe à une prothèse mais il faudra qu’il reste tranquille pendant 6 longues semaines, comment lui expliquer ? Deux jours d’hospitalisation. Comprendra-t-il que c’est pour son bien. Et s’il ne se réveillait pas ?
Je pense souvent à la mort, à ce que je porte des morts en moi. Mon père. Sur les dernières photos de lui, je suis un bébé dans ses bras. Il s’est tué dans un accident de moto. Je crois que c’est lui. Ce désir soudain d’avoir un enfant avec Théo.
Un jour, j’ai emmené Théo dans la forêt des Soudrières, là où je ramassais des bolets aux pieds ventrus avec mon grand-père. Je voulais présenter Théo à mes grand-parents. Mamie avait cuisiné pour nous sa fameuse tourte et ses œufs à la neige, délicieux. Après le repas, on a marché un peu puis on s’est allongé sur un tapis de feuilles souples, sous un vieuxhêtre. Odeur sèche de décomposition. Mon dos s’enfonce à peine dans le sol léger. Je sombre. Une sensation étrange. L’eau de mon corps est comme soutirée de mes cellules, pompée par la terre. Une lente succion. Je bascule. Dans un autre monde. Celui de l’arbre. Dans la sève du vieux hêtre circule la mémoire des morts. Puisée dans la terre et lentement aspirée vers le ciel. Tous les ancêtres. Ils m’appellent, m’attirent vers eux. J’ai envie de les rejoindre, me laisser dissoudre par les sucs de la forêt. Es-tu prête à mourir à toi-même ? Je sursaute. La vie ! La couleur vert fluo des feuilles au dessus de moi. Et ce désir vital d’avoir un enfant.
En bas de l’immeuble, on retrouve aussi ceux qui rentrent de l’école. Je discute avec les parents. Les enfants me réclame des craies de couleur. J’en ai toujours dans mon sac, et aussi une boite à musique. Les enfants jettent leurs sacs à dos et tracent sur le bitume des courbes, des lignes en zigzag, des bonhommes tous ronds que les semelles des passants ou la pluie ont vite fait d’effacer.
La Petite, des fois, je la laisse en haut. Elle aime tellement être seule, retrouver sa chambre pour elle toute seule. Si on me demande où elle est, je dis que c’est ma mère qui la garde. Je ne sais pas pourquoi je mens comme ça. Ma mère, elle veut pas en entendre parler, de la Petite. Elle n’a jamais compris. Un bébé. A 22 ans. Tu es d’une autre époque, elle dit. Tu te coupes de tous tes amis. Et en plus, tu démissionnes de ton poste pour t’occuper des gamins des autres. A quoi ça a servi. Les études, les études que je t’ai payé ?
Je reconnais aussi ceux qui descendent du bus 37. Souvent les mêmes. Ils ne font pas vraiment attention à nous, ils marchent vite, pressés de rentrer chez eux, le sac de leur lunch-box au bout du bras. Je fais un petit signe à Sereine, une ancienne collègue de la banque.