#rectoverso #08 | Nicole, Vivianne

Elle aime grimper dans les arbres, escalader les façades, monter sur tout ce qu’elle trouve. J’ai jamais su me tracter à la verticale. Mes genoux et mes coudes sont trop larges, je suis née comme ça dit maman, tordue. J’admire la facilité de Vivianne à se déplacer comme un chat. Parfois, je l’imite devant le miroir de la salle de bain. Je fais en sorte que tous mes gestes soient fluides, je me parle sans bégayer, je vais d’un mur à l’autre en caressant les objets comme si tout était là pour me servir, pour mon confort. Dans ces moments-là je me trouve presque jolie. Et puis d’un coup je me fatigue. Il faut pas trop rêver dit maman; y’en a qui vivent, et y’en a qui regardent les autres vivre. Tous les jours après l’école, la mère de Vivianne nous emmène boire un chocolat chaud aux Trois Fauves. On joue au rami pendant qu’elle s’affaire derrière le bar, ses bracelets chantent, son parfum de pèche inonde la salle. Parfois maman sort de la cuisine pour me faire un signe, mais c’est rare. Vivianne a toujours l’air de s’ennuyer dans ces moments-là, je la sens qui trépigne, elle joue à moitié, elle fronce les sourcils en regardant sa mère qui lui répond en fronçant aussi les sourcils, plus fort. Je me demande si Vivianne m’aime bien juste parce que je suis la seule de la classe à avoir des seins. 

Je voudrais qu’ils soient plus gros que ceux de ma mère. Tous les matins, aux toilettes, Nicole me montre les siens. Ils poussent à vue d’oeil, comme l’orchidée du salon, ils sont blancs, couverts d’un duvet brun qui a l’air doux. Ce matin, au moment où j’approchais ma main pour toucher, Yvonne est entrée. Elle a écarquillé les yeux, Nicole a couvert sa poitrine d’un geste sec avant de sortir en courant. Yvonne m’a demandé combien je la payais pour les toucher. J’ai pas répondu. Je vois pas Nicole faire payer les gens pour ça, mais ça expliquerait qu’elle puisse acheter les caramels qu’elle m’offre. Elle me dit qu’elle les vole, elle mentirait ? Non, tout ce qui l’intéresse c’est jouer à la marchande ou à la serveuse. Et aussi regarder les gens, pendant des heures. Avec ses yeux qui coincent, qui serrent trop fort. J’aime pas ses yeux. Josseline l’appelle Nicolas à cause de sa moustache, ça fait rire les autres. Je crois qu’elle le sait, elle sait que tout le monde la trouve bizarre. Maman me force à jouer avec elle après l’école, au bistrot. Elle dit que sa vie est pas facile et qu’il faut être gentille avec les gens qui ont une vie pas facile. Son père est mort l’année dernière. Je crois qu’il s’est fait tirer dessus en Algérie, mais je suis pas sûre. Josseline et Martine m’ont dit qu’il s’est suicidé là-bas.

Codicille
Nicole est apparue

A propos de Lisa DIEZ

Artiste-joueuse polyvalente. Valises posées depuis 6 ans dans les arts en espace public : performeuse, metteuse en scène, dramaturge. Passages par la peinture, le documentaire, la photo, détours fréquents par le dessin… Et l’écriture, soutien fidèle de ces traversées. Site : alasource.org · Instagram : docteure_vitale

4 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Nicole, Vivianne”

  1. ça touche un point de bascule inattendu et ça n’apparaît que dans le verso, belle subtilité
    et belle leçon de vie : « Elle dit que sa vie est pas facile et qu’il faut être gentille avec les gens qui ont une vie pas facile. »
    merci Lisa

  2. « y’en a qui vivent, et y’en a qui regardent les autres vivre.  »
    « Avec ses yeux qui coincent, qui serrent trop fort. J’aime pas ses yeux.  »
    Voir reproduire montrer toucher
    j’aime le ton des voix et en quelques lignes toute les complexité d’une relation à l’adolescence

  3. Très beau texte sur le corps naissant , ses éveils et ses subtilités. J ai aimé aussi les personnages adultes et leurs paroles en arrière plan. Merci.