RECTO
Dans une salle de classe au rez-de-chaussée du vieux lycée Simone Weil, nous devions être une trentaine de filles assises dans cette classe de Terminale littéraire pour assister à notre premier cours de philo. La chance était avec nous avec la présence d’une jeune professeure qui allait élargir nos esprits et permettre à nos pensées de s’effilocher à l’infini. Sur ma droite, cachée par des camarades que je connaissais des années précédentes, une nouvelle prit la parole pour répondre à une question du prof, dont je n’étais pas sûre d’avoir saisi le sens. Elle s’exprimait d’une voix paisible un peu haut perchée à mon goût, mais avec clarté.
Seule la voix. Seuls les mots. Le goutte à goutte des mots d’une phrase qui surprit apparemment même la prof, de par leur précision et leur diction. Les deux heures de cours achevées, je cherchais à voir son visage, son allure, et savoir qui pouvait parler ainsi. Derrière elle dans le couloir qui menait à la cour, une pochette lui échappa des mains et des feuilles s’éparpillèrent au sol. Toutes deux à les ramasser. Des échanges de prénoms, des sourires très vite. L’avenir d’une amitié. Je ne me souviens plus d’où elle arrivait, ni si ses cheveux étaient courts ou longs, un peu frisés je pense, brune c’est sûr. Nous étions à peu près de même taille, c’est à dire pas très grandes, et avions la même soif d’apprendre. Spontanément, le cours suivant nous retrouva côte à côte et pour tous les autres cours ce fut ainsi. Elle avait un an d’avance et moi un de retard ; toutes deux nées en septembre. J’avais une seule amie dans la classe, les autres étant juste des camarades de lycée, et bientôt nous fûmes toutes trois toujours ensemble. Avant, pendant, après les cours. À défaire le monde et à le refaire. À chercher chacune notre voie. À en parler. À nous opposer. À partir dans de grands éclats de rire. À confronter nos idées. À parler jusqu’à la soif. Nous partagions des mots et des idées comme jamais plus tard cela ne se réitéra.
Elle était elle, avec une morale en déliquescence, à chercher à vivre des expériences que je réprouvais, mais elle était mon amie douée d’une intelligence que tout le monde admirait. Ensemble, nous étions dans un présent où notre pensée s’amplifiait. Le brouillard nous rejoindrait.
VERSO
Quand on y pense, notre rencontre fut plutôt originale. Je me suis trouvée à la rentrée de septembre dans une classe de Terminale où je ne connaissais personne. Le cours de philo était assuré par la meilleure prof au monde qui m’a incitée à faire des études de philo par la suite. Son discours était exigeant et efficace. Hic et nunc, j’avais trouvé ma place. Et je ne sais plus comment, une bousculade dans un escalier peut-être, je me suis trouvée à échanger avec une fille de ma classe, cheveux roux coupés court et très frisés, à côté de qui je me tenais pendant les cours et qui n’arrêtait pas de mâchouiller quelque chose, généralement de petits bouts de papier qu’elle arrachait aux feuilles de classeurs, ou des chewing-gums lorsque nous n’étions plus en classe. Cela m’énervait !
Notre plus grand plaisir était, à la sortie du lycée, d’arpenter les rues autour, rejoignant la place Jean-Jaurès et de tourner autour de cette place en tentant de dire ce que l’on avait pu comprendre du cours de philo. Ce n’était pas toujours facile, mais on ne s’en lassait pas. L’étude du Traité de la Réforme de l’entendement de Spinoza nous occasionna de belles discussions. Mary était une rêveuse, une artiste et la rigueur des cours lui pesait. Elle n’avait qu’une envie c’était de retrouver son piano, ou de chanter, plutôt que de faire des dissertations. Elle était encore bien dépendante de la société, de la famille alors que moi j’avais déjà commencé de tout envoyer aux orties. Nos jugements s’affrontaient mais ne perturbaient en rien le besoin d’être ensemble. Je revendiquais une forme d’anarchisme et d’athéisme et elle me parlait de concerts, d’opéras, de musées. J’avais une histoire avec un mec qui aurait pu être mon père, ce qu’elle ne cessait de me rappeler, mais rien ne pouvait nous séparer. Ce qui nous reliait c’était cette faculté à parler de tout et à apprendre à réfléchir en discutant ensemble.
Je me souviens de cette année-là avec une immense joie. Les années qui suivirent me firent croire que j’étais libérée de tous les liens qui m’empêchaient de vivre, mais je pense que la vie de Mary a été plus riche, et que je me suis fourvoyée. Le dur métier d’être nous a courbées malgré tout l’une et l’autre.
Que de résonances avec mon texte que je viens de publier !
Merci pour le vôtre !
comment le recto et le verso soulignent l’écart dans le même vécu, la façon d’aborder les choses
« Ensemble, nous étions dans un présent où notre pensée s’amplifiait. »
sans doute comme ça qu’on se construit, dans la confrontation et dans la différence
ta dernière phrase du verso est très belle…