#rectoverso #08 | Isabelle, Claudine et vice versa

Je l’admire beaucoup Isabelle, je me trouve bien petite à côté d’elle même si je suis plus grande en taille. Nous sommes dans la même classe, assises l’une à côté de l’autre. Nous nous sommes tout de suite aimées. Elle fait peu d’efforts pour obtenir de très bonnes notes. Isabelle est très littéraire. Il y a beaucoup de livres chez Isabelle. J’ai déjà vu la mère d’Isabelle tricoter et lire en même temps. Isabelle a un frère, une petite sœur, une grande demi-sœur, parfois accompagnée de son ami. Quand je mange dans sa famille, on peut être huit à table et je suis toujours la bienvenue. J’admire tous ces gens qui ont de vraies idées et qui savent les défendre. Isabelle prend souvent la parole. Je la regarde parler. Elle s’arrête de manger, bat des mains pour convaincre tandis que je continue de mâcher ce que j’ai dans la bouche. Je suis contente d’aller chez Isabelle mais j’ai peur qu’on me demande mon avis. Je n’ai pas l’habitude.
Quand nous sommes toutes les deux, dans la chambre qu’elle partage avec se petite sœur, Isabelle m’explique les enjeux de ce monde, les positions des grands partis politiques et celles des syndicats. Elle s’indigne des injustices. Elle est jolie quand elle s’emporte. Et puis elle me sourit.
Isabelle m’aime et j’aime Isabelle.

Je l’admire beaucoup Claudine. Nous nous sommes tout de suite aimées. Elle a ce que je n’ai pas, un je-m’en-foutisme remarquable. C’est elle qui a raison. C’est elle qui a l’idée de sécher des cours pour aller au cinéma voir des films d’art et d’essai. Et je la suis. J’aime ça marcher avec elle dans la rue, je ne peux pas le faire avec ma mère. C’est elle qui a raison de survoler la vie, de s’alléger de questions inutiles, c’est elle qui a raison de rire de tout. Et j’essaie de la suivre. Claudine joue. Claudine sait répondre du tac-au-tac quand elle se sent perdue. Claudine a le don d’imitation. Elle dit qu’elle fait de l’impro et qu’elle sait se mettre dans la peau d’une autre. Elle dit que ça lui est venu comme ça, depuis qu’elle est petite. Parce qu’elle a un sens remarquable de l’observation. Quand Claudine regarde les gens, elle n’écoute pas vraiment ce qu’ils disent, elle les observe attentivement.
Le matin, on se retrouve devant le lycée. Au foyer des élèves, on écoute les discussions politiques de l’après 68 en fumant des cigarettes. Claudine repère les défauts des autres élèves. Sur le trottoir, elle mime les filles, elle fait des parodies de débats, elle rejoue tous les rôles. Claudine me fait rire. Avec elle, j’oublie le sérieux des repas du dimanche. Claudine a des idées que je n’ai pas. Claudine avance. Je suis Claudine.

Elle se sont perdues de vue. Quarante ans plus tard, elles se sont retrouvées. Elles se sont aimées de nouveau, comme au début de leur histoire. Un jour, l’une a envoyé un message à l’autre. Elle disait qu’elle allait très mal. L’autre a répondu qu’elle avait la grippe, elle était fatiguée et elle avait besoin de dormir. Elle rappellerait plus tard. L’une a pris un poison et s’est donné la mort. L’autre l’a su le lendemain, par un ami commun.

A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr

7 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Isabelle, Claudine et vice versa”

  1. Oh oui Sylvia de grandes similitudes avec mon texte. Et plus qu’il n’y parait ( moi aussi l’une des deux s’est suicidée…). Merci!

  2. j’ai lu vos deux textes qui présentent d’étonnants points communs en effet comme dit Solange (si réussis tous les deux)
    très fort cette admiration qu’une fille peut porter à une autre à cet âge, cette puissante reconnaissance, cette envie de se confondre à l’autre, oui de l’admiration… d’ailleurs les recto et verso commencent tous les deux de la même manière : je t’admire
    et on ne sait pas ce que ça devient plus tard
    on sent aussi cette fragilité extrême dans le côté sauvage d’Isabelle quand elle regarde Claudine, on craint pour elle
    merci Sylvia pour cela…

  3. Merci Françoise pour cette lecture attentive. Oui, je suis sensible aux amours de jeunesse, où les sentiments se vivent à fleur de peau, passionnément et pudiquement … Si cela a pu transparaître, j’en suis ravie, merci encore Françoise !

  4. Bravo Sylvia pour ces deux textes puissants. J’aime beaucoup comment se clôt la narration d’Isabelle et l’ambiguïté qui émane de sa dernière phrase « Je suis Claudine ». Effectivement, on ne peut qu’être inquiète pour elle. Je vous remercie également d’avoir lu mon texte et pour votre retour très encourageant. J’ai également beaucoup apprécié vos poèmes sur votre site Internet.

  5. « Quand Claudine regarde les gens, elle n’écoute pas vraiment ce qu’ils disent, elle les observe attentivement. » Du sens de l’observation des liens qui se créent entre deux figures féminines nait ce texte qui réjouit et émeut. merci.