
Il fut convenu de se rendre en bas. De la maison, « en bas » désigne les cinq cents mètres qui déclinent jusqu’au cimetière, plus loin le château. Mais il y a un autre « contre bas» à rebours, plus abrupt, qui mène droit vers le fleuve, où les pâtures glissent dans les eaux qui serpentent, travaillent et se fatiguent autour d’îlots de verdure et de bras morts. En suivant son chemin taiseux, la vieille sans le désigner m’amène vers son éden. Un foulard bleu-gris pour se protéger la tête, ses pas chaussés de sabots vont bien décidés vers le plancher des vaches. Nous passions ici tant de fois depuis mon enfance sans jamais bifurquer vers cet amas de branches, de feuilles et de paquets suffocants de ronces ondulantes. Ses sabots martèlent le sol. Des arbres jouent la garde et pointent haut vers le bleu taché. Rien ne me laisse supposer la suite ; armée de son bâton, elle ouvre le passage. Et la verdure dense rétrécit plusieurs fois jusqu’à s’accrocher aux vêtements; et je me saigne en égratignant ma peau. Puis l’espace mobile se démultiplie pour ouvrir un chemin praticable. Les taillis disparaissent, les orties caressent nos genoux. Elle s’arrête. Il n’y a que des herbes folles. Elle cherche, interdite. Par-dessus son épaule, je cherche du regard. Un trou d’eau clapote et s’écoule de scintillements fragiles bordés d’un duvet de mousses mafflues. Je m’agenouille, mouille mes doigts dans l’eau cristalline. Rien ne bouge. La vieille s’émeut de redécouvrir la source qui abreuvait les bêtes. Elle avait toujours été là. Nos voix s’atténuent presque léthargiques. Une anxiété nous met tout à coup en garde.
Sans doute se détourne-t-on de ces chemins, au seuil de raviver la douleur, parce qu’ils effleurent tous nos bonheurs perdus. Une perturbation inconnue, proche, se cache. Sombre à se mouvoir sans se mouvoir dans un écho mat. Des arbres alignés bordent un large bras d’eau silencieux sur une cinquantaine de mètres. S’ouvre l’aboutissement des traces du sentier, l’espace long d’une clairière plane. Des jambes parcourent amusées le champ, courant derrière ce troupeau de chèvres qui venaient paître. En ce temps lointain, le sourire heureux se tournait vers le chien de berger qui aboyait. L’insouciante pâture baigne dans l’ombre et le soleil, bien gardée sans barbelés, entre bras mort et talus infranchissable. Toute la scène se propage de bêlements radieux ; le troupeau, le chien, les enfants, le panier posé caché sous un foulard bleu-gris abîmé, sur le tronc d’arbre mort avec les pots de grillon, le pain et la chopine du midi. Peigné dans les fibres de l’herbe verte, il y avait eu un centre du monde au bout de ce chemin où toute une maisonnée et son troupeau vivaient en symbiose. Avant que les temps qui changent, brisant les plaisirs simples, se saignent en broutant les interdits vétérinaires ; un temps suspendu juste avant la modernisation prudentielle qui abat depuis tout les troupeaux, et qui aveugle les lieux de pâture.
Merci pour ces mots qui parlent d’un temps où la prudence se nourrissait de bon sens.. et la marche vers la source…merci!
Merci Eve d’être venue me lire !
Cette parole aux pâtures et aux branches me fait penser aux prés qui « remontent vers les hameaux sans coqs sans enclume » de Rimbaud (de mémoire), merci !