Recto
C’est une rivière. Elle n’a rien de particulier, l’eau y paraît plutôt sombre dû aux galets vaseux qui la jonchent. Elle n’est pas bien profonde. Enfin, suffisamment pour que le chien y soit emporté par le courant une fois, après avoir voulu s’ébrouer comme il le faisait à son habitude. Il a du glisser sur les galets et il a paniqué, et il a été emporté sous le petit pont et le grand-père a dû le rattraper par le collier en se penchant sur le parapet et il s’est démis l’épaule. Le grand-père, pas le chien. Le chien, lui, est retourné s’ébrouer quelques jours après et il n’a plus jamais glissé. Néanmoins il s’est toujours tenu à distance respectable du pont, sur lequel il grognait parfois alors même que c’est ce pont qui avait permis de le sauver. On ne connait pas le nom de cette rivière. Mais on connait la fraîcheur de son eau sur des mollets de gamins et dans la bouche, et la surprise de voir l’eau filants entre les doigts si transparente alors qu’elle est si sombre quand on le regarde. Dans le jardin du grand-père, il y avait une cascade. Il apparaît maintenant que c’était juste un rocher plus haut que les autres dont s’écoulait avec vitesse l’eau mais les éclaboussures bruyantes que cela créaient donnaient l’impression d’une cascade. Et puis surtout, cette cascade, c’était le graal de l’âge. Ce qui distinguait les enfants des grands. Plus encore que la table sur laquelle on s’asseoit aux repas. Seuls les grands avaient le droit, sur les galets glissants, d’aller jusqu’à la cascade pour se mettre en dessous en criant. La rivière donnait directement sur le bord du chemin. Parfois elle débordait et rendait tout boueux. Les vaches descendaient y boire. Parfois elle s’asséchait et on apercevait des grenouilles, sautant de galets en galets. On remontait la rivière ou on la descendait, selon l’activité du jour au village. Un terrain de pétanque avait été aménagé à son côté et sur des piquets flottaient maladroitement des bouteilles de vin, gardés ainsi au frais, sur des cordelettes trouvées dans des cabanons de jardin. Mais jamais, jamais, ne restaient de déchets. La rivière nous offrait sa fraîcheur et nous en prenions soin. Un jour, après une bouteille sûrement trop fraîche, l’homme est tombé dans la rivière en pointant sa boule. De mémoire d’hommes au village on n’avait jamais vu quelqu’un tomber dans la rivière. On peut encore entendre les rires à travers les herbes sauvages. Il maintiendra avoir glissé sur le cochonnet. Sur les bords de la rivière poussaient des fleurs jaunes, des boutons d’or par dizaines. Tu aimes le beurre ou pas ? L’hiver parfois, elle gelait. Les enfants voulaient patiner dessus, comme sur le Danube, mais c’était juste un filet de gel. Alors ils jouaient plutôt à sauter par dessus le lit rétréci de la rivière, entre le chemin et le champ sans barbelés des vaches. Parfois, avec leurs moufles ils arrachaient un bloc de givre pour laisser filer un poisson affolé.
Verso
Il semblerait que les saumons avaient certaines difficultés à remonter la rivière, car elle avait été décalée de son lit à cause du moulin au siècle dernier. Ainsi sur demande d’élus écolos du département, de grands travaux ont eu lieu pour retracer son chemin originel. La rivière a été déplacée. De rien du tout. Quelques mètres. Quelques centaines de mètres. Suffisamment pour ne plus être sur le bord du chemin. Il n’y avait pas grand-chose dans le village mais il y avait une rivière. Il y a toujours une rivière mais seuls les saumons en profitent.