Rapide
Le fait que j’ai trébuché, mon pied a heurté une bosselure du trottoir, j’ai retrouvé mon équilibre et continué à marcher, le fait que j’ai lu hier que le risque de chute augmentait si on était déjà tombé, le fait que ma mère va faire poser une douche dans sa salle de bain parce qu’elle a peur de glisser dans la baignoire, elle m’a proposé de récupérer le tapis antidérapant tout neuf, le fait que j’ai horreur du contact du caoutchouc sous les pieds, le fait qu’elle a choisi pour les murs un orange vif bien trop voyant, elle n’en démord pas, je crois que c’est la cataracte qui lui ternit les couleurs, le fait que le orange, c’est peut-être une bonne idée quand même, ça donne de l’énergie et de la vitalité, un vrai slogan de pub, le fait que heureusement que les panneaux publicitaires sont interdits le long des autoroutes, je m’ennuie tellement longuement sur l’autoroute que j’absorberais tout et à peine garée sur l’aire de repos, je me jetterais sur les boissons sucrées glacées, le fait que trop c’est trop, à cause des canicules à répétition j’ai acheté un frigo américain avec distributeur de glaçons, le fait que c’est une petite victoire de retrouver son équilibre après avoir achoppé sur je ne sais quoi, ça donne un élan joyeux.
Lent
La Nénette, le fait que j’ai rêvé cette nuit qu’une phalange de mon annulaire tombait et que la Nénette m’apportait une aiguillée de fil noir, le fait que la Nénette venait nous rejoindre quelques jours dans la petite maison où nous passions l’été, d’un seul coup, elle était là, je ne me souviens plus comment elle arrivait et repartait, ma mère installait des couvertures dans un coin de la chambre et mes sœur et moi laissions à la Nénette le lit que nous partagions, le fait qu’un jour elle n’est plus revenue, le fait que je ne sais pas qui elle était vraiment, le fait que c’est souvent comme ça, je ne demande rien et une nuit la question surgit, prend une importance folle alors qu’il n’y a plus personne pour me donner de réponse, le fait que ma mère et ma grand-mère disaient dans son dos que la Nénette s’habillait de guenilles, qu’elle était fagotée comme l’as de pique, le fait que je savais qu’un grand malheur avait frappé la Nénette, le fait que mon père criait « la véritable Nénette c’est elle » en brandissant une brosse au manche rouge pour lustrer sa 4L et on riait toutes aux éclats, il ne l’aimait pas, la Nénette, le fait que je me demande pourquoi ma mère nous livrait, mes sœurs et moi, aux idées fantasques de la Nénette, on partait à la décharge publique, c’était loin, on marchait sur la route, la Nénette poussait une voiture d’enfant vide à l’aller, chargée de nos trouvailles au retour, des pièces avec défaut ou mises au rebut par les entreprises de plastique qui fonctionnaient à plein régime à l’époque, des peignes, des bout de dinettes, des boutons, le fait que je me demande si ma mère savait que ses filles fouillaient dans les tas de déchets parfois fumant, tout était brûlé à l’air libre, le fait que la Nénette nous appelait ses princesses, on l’adorait on s’amusait tant avec elle, le fait que j’étais la plus grande, je veillais sur mes sœurs, j’avais peur, la Nénette pouvait nous lancer un sort funeste, le fait que ma mère a fait peser sur nous, ses filles, la part du grand malheur de la Nénette qui lui revenait.
Effrayante Nénette !