#rectoverso #08 | Jean & Augustin (une histoire d’enfance)

recto | L’ami de Jean

A l’école, Jean était toujours devant. En tête du rang qui se formait au coup de sifflet du directeur quand sonnait l’heure d’entrer en classe. En première ligne, face au bureau du maître qu’il ne quittait pas des yeux. Le premier à remplir les encriers. Le premier à distribuer les cahiers de table en table. Le premier à nettoyer le tableau noir et à y inscrire la date du jour. Le premier à lever le doigt pour répondre à la question posée. Le premier tout le temps. Il était fort dans toutes les matières. Le plus fort. Nous étions quelques-uns à l’admirer pour ses connaissances. D’autres le jalousaient et lui cherchaient querelle dans la cour de récréation.
Le fait que nous soyons proches m’avait procuré un statut particulier auprès de lui. J’étais l’ami de Jean. Nous arrivions à l’école ensemble. Nous rentrions côte à côte par le même chemin. Il m’invitait chez lui. Sa mère nous accueillait sur le perron. La gouvernante préparait le goûter. Une tranche de pain beurrée sur laquelle elle râpait des copeaux de chocolat. Nous buvions une limonade. Sur une feuille de papier, il griffonnait les résultats du problème de mathématiques qu’il glissait négligemment dans la poche de ma blouse. Il ne fallait pas que ce geste fût ostentatoire. C’était, de sa part, la manifestation d’une amitié secrète.
Nous avions pris l’habitude de nous retrouver le jeudi après-midi. C’était un rituel. L’hiver, c’est la lecture qui nous occupait. Nous rêvions d’aventures avec Jules Verne. Dans la bibliothèque de son père, alignés au cordeau, les volumes illustrés de l’édition Hetzel. Une pure merveille. Michel Strogoff en équilibre précaire sur son cheval débridé. Mes préférées, les représentations du dirigeable frôlant le cratère du mont Mendif ou suscitant l’émoi du gouverneur de Loggoum, en extase devant l’astronef emporté dans les airs.
Aux beaux jours, je l’entraînais jusqu’aux rives du fleuve pour des parties de pêche. Là, je tenais le premier rôle. J’étais habile. Je lui enseignais tous les gestes. Comment fixer un bouchon sur le fil, nouer un hameçon à son extrémité, régler la distance entre les deux en fonction de la profondeur de la zone ciblée, comment accrocher l’appât, un ver de terre, opération barbare qui consistait à transpercer le lombric de part en part en s’assurant qu’il se tortillerait encore – de douleur peut-être mais cela nous laissait indifférents – jusqu’à attirer à lui le poisson, comment lancer la ligne, délicatement, en évitant les branches d’arbres alentour, de vrais pièges ces branches, comment ensuite la laisser glisser au fil de l’eau, épouser les méandres, la remonter en souplesse pour ne pas éveiller les soupçons, tout un art que je me targuais de maîtriser et dont j’espérais qu’il me conférerait un statut. Que je deviendrais comme son égal. Que, ce faisant, je jouirais à ses yeux d’un certain prestige.

verso | Enfin libre

A l’école, Augustin n’était jamais très loin de moi. Nous avancions, l’un derrière l’autre, dans le rang qui se formait au coup de sifflet du directeur lorsque l’heure sonnait de reprendre les cours. Dès le premier jour de l’année scolaire, il avait pris place à mes côtés, en première ligne, de sorte que notre complicité s’accrut des petits mots que nous échangions sous le bureau, à l’insu du maître. Parce que j’étais premier de la classe, sans jamais, je le jure, tenter de tirer quelque gloire de ce statut, certains élèves m’avaient pris en grippe. Plusieurs fois, Augustin s’était interposé pour m’éviter une raclée. Je ne l’en ai jamais remercié. Je ne lui en étais pas moins reconnaissant.
Ma mère éprouvait à son égard une certaine tendresse. C’était le fils du métayer. Il était beau, c’est vrai. Ses cheveux bouclés, ses yeux bleus. Le portrait de son père jeune, glissa-t-elle un soir imprudemment, sur un ton mélancolique, tandis que nous parlions de lui au dîner. S’ensuivit un silence. Elle était si évaporée, si détachée des choses, que personne ne prêtait plus attention à ses dires.
Au retour de l’école, je l’invitais chez nous. Ma mère nous attendait sur le perron. Elle nous faisait signe d’entrer. Posait un baiser furtif sur nos fronts. La gouvernante préparait ses plantureuses tartines beurrées assorties de copeaux de chocolat. Nous buvions une limonade. Je parvenais à balayer d’un revers de main les devoirs du jour. Je glissais la solution du problème de mathématiques dans la poche de sa blouse. Je faisais en sorte qu’il ne s’en aperçoive pas. Je voulais éviter qu’il se sente rabaissé en interprétant mon geste comme l’expression d’une charité condescendante alors que j’agissais selon l’élan de mon cœur, par pure amitié. S’il avait été mon frère, je n’aurais pas agi autrement.
Les longs après-midi d’hiver, nous partagions nos lectures. Il fut un temps où Jules Verne avait notre préférence. Ses récits d’aventures extraordinaires nous faisaient rêver, de même que les illustrations de l’édition que mon père conservait dans sa bibliothèque. Mais les plus beaux moments qu’il me fut donné de vivre en sa compagnie étaient ces interminables parties de pêche sur les rives du fleuve. Me prenant par la main, il puisait en lui, dans le plus profond de son être je crois, la force de me tirer du giron familial où, sans en avoir conscience, j’étouffais. Là, au bord des eaux capricieuses, plus personne pour nous surveiller. Nous étions livrés à nous-mêmes et mes poumons s’emplissaient d’un air de liberté qui me donnait des ailes. Alors je me sentais aimé. Comme révélé à moi-même. Et j’aimais.
Jeune adulte, j’épousai de mon plein gré la carrière militaire. Je suis devenu pilote d’aviation dans une escadrille de bombardiers. Mon père en ressentit une grande fierté. Je respectais à ses yeux la tradition familiale selon laquelle l’aîné devait prendre les armes pour l’honneur de la lignée. C’était plus qu’il n’espérait. Ma mère consommait déjà trop d’éther pour espérer quoi que ce soit. Elle mit un jour le feu aux vêtements qu’elle portait et brûla du même coup sa conscience d’être dans la mémoire d’un jeune homme, yeux bleus, cheveux bouclés.
Je suis un vieillard aujourd’hui. Je tue le temps qui me reste à vivre dans la lecture et la relecture de pages de Jules Verne. Ces récits d’aventures ne me font plus rêver. Mais ils me ramènent à ces après-midi inoubliables dans sa compagnie. Et ce moment précis où, allongés dans l’herbe humide, au bord du fleuve, quelques poissons frétillant dans la nasse, je me suis senti comme aspiré vers le ciel. Volant. Enfin libre de ma destinée.

A propos de Serge Bonnery

Autodidacte, passionné de littérature en général et de poésie en particulier. J’ai publié trois récits (éditions de l’Amourier et éditions Le Temps qu’il Fait) ainsi que des textes dans des ouvrages collectifs et des revues. Je réalise parfois des livres d’artistes dans la compagnie de peintres et de photographes. Je pratique pour l’essentiel l’écriture de fragments. Ma participation aux ateliers de François Bon revêt un double enjeu : développer et améliorer mon écriture du fragment ; faire de l’écriture une pratique quotidienne. Mon blog : https://sergebonnery.com

4 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Jean & Augustin (une histoire d’enfance)”

  1. Très belle histoire d’amitié, derrière laquelle pointe un drame qu’on ne voit pas venir et qui nous laisse pantois.
    Et puis, bien sûr, la question qu’on se pose et qui reste sans réponse : qu’est devenu Jean ? Mort en 14 au fond d’une tranchée (j’imagine que c’est en 14, que c’est cette guerre-là), lui qui n’avait sans doute pas eu la chance d’intégrer la classe des officiers ?

  2. Magnifiques textes d’amitié avec ce recto et verso d’abord en miroir parfait, et puis on se prend à se demander si Jean n’est pas celui de la photo de la proposition précédente…

    Mais le verso creuse le temps, et les drames d’un homme certes brillant mais écrasé de déterminations sociales, nostalgique de cette liberté que lui offrait Augustin.

    J’aime la fin :  » je me suis senti comme aspiré vers le ciel. Volant. Enfin libre de ma destinée. », quand on songe qu’il est devenu aviateur…Très émouvant.